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et le troupeau ; l’inspiration individuelle qui refuse de se soumettre aux chaînes de l’Église ; enfin et surtout l’anarchisme propre au caractère russe. L’activité intérieure des communautés offre en spectacle toutes les formes, tous les excès, toutes les déviations du sentiment religieux : la plus haute spiritualité et le matérialisme le plus bas, l’exaltation de l’âme et la mutilation de la chair, le fanatisme et la thaumaturgie, l’illuminisme et la divination, l’extase et l’hystérie, l’ascétisme et la lubricité.

Les croyances du peuple russe étant approximativement ce que je viens de dire, on ne peut se soustraire à une énigme assez troublante. Comment le moujik, doué d’une âme aussi évangélique, se laisse-t-il entraîner, dans ses jours de colère, à des violences aussi atroces ? Car les assassinats, les supplices, les incendies, les pillages, qui marquèrent les troubles de 1905, nous démontrent qu’il est capable aujourd’hui des mêmes horreurs qu’au temps de Pougatchew, au temps d’Ivan le Terrible et à tous les âges de son histoire.

J’y vois deux raisons. La première est que les Russes, dans l’immense majorité, sont restés primitifs, donc tout près de l’instinct et encore esclaves de leurs impulsions. Le christianisme n’a imprégné que certaines parties de leur nature : il ne touche aucunement leur raison et il s’adresse moins à leur conscience qu’à leur imagination et à leur sensibilité. D’ailleurs, il importe de remarquer que le moujik, aussitôt sa fureur tombée, revient à la douceur et à l’humilité chrétiennes : il pleure alors sur ses victimes et fait dire des messes pour le repos de leurs âmes ; il se confesse publiquement de ses crimes ; il se frappe la poitrine et se couvre de cendres ; il excelle et se complaît dans la mise en scène du repentir.

La seconde raison est que l’Évangile contient de nombreux préceptes d’où l’on peut tirer des conséquences subversives selon notre conception de l’État moderne. La parabole du riche, qui brûle dans l’Enfer par cela seul qu’il fut riche, tandis que Lazare se repose dans le sein d’Abraham par cela seul qu’il fut pauvre, est dangereuse à méditer pour l’esprit simple des prolétaires et des paysans russes. De même, quand la vie leur est trop dure, quand ils éprouvent trop cruellement la misère de leur condition sociale, ils aiment à se rappeler que le Christ a dit : Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ; ils connaissent aussi la phrase terrible : Je