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pour ces prêtres, c’était de l’ennui. Les paroles saintes de l’Écriture, où nous entendions les voix des sept tonnerres, sonnaient chez eux comme des textes de catéchisme appris par cœur. Nous voulions que la face du Christ fût comme le soleil resplendissant dans sa force : eux, se contentaient d’une tache noire sur le nimbe d’une vieille icône. »

C’est là le grand drame religieux de la conscience russe. Le peuple est plus croyant ou, du moins, plus chrétien que son Église. Il y a, dans la piété des masses, plus de spiritualisme, plus de mysticisme, plus d’évangélisme que dans la théologie et les prescriptions orthodoxes. En se laissant asservir à l’autocratie, en devenant une institution administrative et policière, l’Église officielle perd, de jour en jour, son empire sur les âmes.

La rupture éclatante de Tolstoï avec l’orthodoxie canonique a révélé, il y a une quinzaine d’années, toute la gravité de la crise morale dont souffre la Russie. Quand le Saint-Synode fulmina son excommunication, les témoignages d’assentiment et d’admiration affluèrent à Yasnaïa-Poliana. Des prêtres mêmes protestèrent contre la terrible sentence ; des séminaristes se mirent en grève et l’indignation fut si générale que le Métropolite de Saint-Pétersbourg crut devoir adresser une lettre publique à la comtesse Tolstoï pour lui représenter le verdict du Saint-Synode comme un « acte d’amour et de charité » envers son mari apostat.

Le peuple russe est profondément évangélique. Le Sermon sur la montagne résume presque toute sa religion. De la révélation chrétienne, ce qu’il retient surtout, c’est le mystère de charité qui, émanant de Dieu, a racheté le monde. Les articles essentiels de son Credo sont les paroles de la prédication galiléenne : Aimez-vous les uns les autres... Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent... Ne résistez pas au mal qu’on veut vous faire... Je ne demande pas le sacrifice, mais l’amour... De là, l’infinie compassion du moujik pour les pauvres, les malheureux, les humiliés, les offensés, tous les disgraciés du sort. C’est ce qui imprime à l’œuvre de Dostoïewsky un si vif accent de vérité nationale : elle semble inspirée tout entière par l’appel du Christ : Venez à moi, vous qui êtes accablés ! L’aumône, la bienfaisance, l’hospitalité tiennent une place énorme dans la vie des humbles. J’ai voyagé