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XII. — SENTIMENTS RELIGIEUX DU PEUPLE RUSSE


Dimanche, 10 janvier 1915

Le peuple russe est-il aussi religieux qu’on l’affirme communément ? C’est une question que je me suis posée souvent. Et mes réponses étaient assez vagues. Ayant lu hier soir quelques pages suggestives de Mérejkowsky sur la Religion et la Révolution, la question se formule à nouveau devant moi.

Mérejkowsky raconte que, vers 1902, quelques Russes, d’âme très croyante et inquiète, organisèrent à Saint-Pétersbourg des conférences où des prêtres siégeaient avec des laïques, sous la présidence d’un évêque, Mgr Serge, recteur de l’Académie de théologie : « Pour la première fois, écrit-il, l’Église russe se trouvait face à face avec la société séculière, la culture et le monde, non pas pour les forcer à une fusion apparente, mais pour tenter un rapprochement intime et libre. Pour la première fois, furent posées des questions qui n’avaient jamais été soulevées avec autant de conscience aiguë et de souffrance vraie, depuis l’époque de la séparation ascétique du christianisme et du monde... Les murs de la salle semblaient s’écarter et découvrir des horizons infinis. Cette minuscule assemblée était comme le seuil d’un concile œcuménique. Des discours y furent prononcés qui ressemblaient à des prières et à des prophéties. Il s’y créa une atmosphère de feu, où tout paraissait possible, même un prodige... Il faut rendre justice aux chefs du clergé russe : ils allèrent au-devant de nous, le cœur ouvert, avec une sainte humilité, avec le désir de comprendre, d’aider, de sauver l’égaré... Mais la ligne de démarcation des deux camps était plus profonde qu’il n’avait semblé d’abord. Entre eux et nous, se révéla un abîme sur lequel il était impossible de jeter un pont... Nous creusâmes, les uns vers les autres, des tunnels qui pouvaient nous rapprocher, mais non pas nous faire rencontrer, car nous creusions dans deux plans différents. Pour que l’Église répondit, il aurait fallu plus qu’une réforme : une révolution ; plus qu’une nouvelle interprétation : une nouvelle révélation ; non pas la suite du Second Testament, mais le commencement du Troisième ; non pas le retour au Christ du Premier Avènement, mais l’élan vers le Christ du Second. Il s’ensuivit un malentendu sans issue. Pour nous, la foi était de l’admiration ;