Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peine les toitures plates de la prison d’État. Une lourde brume de plomb écrase la coupole de la cathédrale qui abrite les sépulcres des Romanow, et la flèche d’or qui la domine se perd dans le ciel opaque. Plus loin devant moi, les ramures squelettiques d’un parc désert et dénudé laissent entrevoir la nappe immobile de la Néwa, bosselée de glaçons.

Pour accentuer l’impression sinistre qui se dégage de l’heure et du lieu, le coin d’une avenue solitaire, que je dépasse à ma droite, est marqué par une maison basse, aux murs jaunâtres, aux fenêtres grillées, d’apparence honteuse et clandestine. Deux officiers de gendarmerie en sortent au même instant. C’est l’Okhrana.

La redoutable officine date de Pierre le Grand, qui la créa en 1697, sous le nom de Préobrajensky Prikaz. Ses origines historiques doivent pourtant être cherchées beaucoup plus haut ; on les trouve dans les traditions byzantines et dans les procédés de la domination tartare. Elle eut pour premier directeur le prince Romodanowsky et elle acquit tout de suite un prestige effrayant. De ce jour, l’espionnage, la délation, les tortures, les exécutions secrètes furent les instruments normaux et régulateurs de la politique russe. Dès le début, le Préobrajensky Prikaz conçut les vrais principes d’une Inquisition d’État, c’est-à-dire le mystère, l’arbitraire et la cruauté. Sous les règnes de Pierre II, d’Anna-Ivanowna et d’Élisabeth-Pétrowna, l’institution perdit un peu de sa vigueur native ; mais l’Impératrice Catherine II, « l’amie des philosophes, » eut vite fait de lui rendre sa prépotence occulte et son caractère implacable. Alexandre II l’entretint dans cet esprit excellent.

Il fallut le génie despotique de Nicolas Ier pour juger insuffisante et défectueuse une administration qui s’était illustrée déjà par tant d’exploits. Au lendemain de la conspiration décembriste, il réorganisa entièrement l’Okhrana, qui s’appela désormais la Troisième Section de la Chancellerie privée de Sa Majesté Impériale. Dans toute la réforme, on aperçoit l’influence des méthodes prussiennes, l’imitation de la bureaucratie prussienne et du militarisme prussien. La direction du service fut confiée à un général, d’origine allemande, le comte Alexandre Benckendorff [1]. Jamais autocrate n’eut en main un si puissant

  1. Le frère de la fameuse princesse de Liéven, amie de Guizot.