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Mais sa naturalisation morale est beaucoup plus profonde encore. Par un phénomène étrange de contagion mentale, elle s’est assimilé peu à peu les éléments les plus anciens, les plus spécifiques de l’âme russe, tous ces éléments obscurs, émotifs et nuageux, qui ont pour expression suprême la religiosité mystique.

J’ai déjà noté dans ce Journal les dispositions morbides qu’Alexandra-Féodorowna tient de son hérédité maternelle et qui se traduisent en exaltation charitable chez sa sœur Élisabeth, en goûts bizarres chez son frère le Grand-Duc de Hesse. Or, ces tendances héréditaires, qui auraient été plus ou moins enrayées, si elle avait continué à vivre dans les milieux positifs et pondérés d’Occident, ont trouvé en Russie les conditions les plus favorables à leur complet développement. Inquiétude morale, tristesse chronique, angoisses diffuses, alternatives d’excitation et d’accablement, pensée obsédante de l’invisible et de l’au-delà, crédulité superstitieuse, tous ces symptômes qui marquent d’une empreinte si frappante la personnalité de l’Impératrice ne sont-ils pas invétérés et endémiques dans le peuple russe ? La docilité avec laquelle Alexandra-Féodorowna se soumet à l’ascendant de Raspoutine n’est pas moins significative. Quand elle voit en lui « un homme de Dieu..., un saint, persécuté comme le Christ par les Pharisiens ; » quand elle lui reconnaît le don de la prescience, du miracle et de l’exorcisme ; quand elle lui demande ses bénédictions pour le succès d’un acte politique ou d’une opération militaire, elle se comporte comme eût fait jadis une Tsarine de Moscou ; elle nous ramène à l’époque d’Ivan le Terrible, de Boris Goudounow, de Michel-Féodorowitch ; elle s’encadre, pour ainsi dire, dans le décor byzantin de la Russie archaïque.


XI. — L’OKHRANA


Vendredi, 8 janvier 1915.

Vers trois heures de l’après-midi, comme les dernières lueurs du jour s’éteignent déjà dans une ombre blafarde, je longe le Kronversky Prospect pour me rendre à l’hôpital français, qui est situé au fond de l’Ile Wassily.

A ma gauche, la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul dessine sous un linceul de neige ses bastions anguleux, d’où émergent à