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hélas ! que l’usure soit complète : usure des ressources alimentaires, usure de l’outillage et des produits industriels, usure du matériel humain, usure des forces morales. Et il est évident que ce sont ces dernières qui emporteront la décision, à l’heure suprême.

Considéré sous cet aspect, le problème ne laisse pas d’être inquiétant pour la Russie. Le Russe est si enclin à se laisser abattre, à changer de désirs, à se dégoûter de ses rêves ! Malgré ses admirables dons de l’esprit et du cœur, la nation russe est celle qui enregistre, dans sa vie morale, le plus de faillites et d’avortements. Un des types, que la littérature russe met en scène le plus fréquemment, est le désespéré, le résigné, le raté. Je lisais récemment une page saisissante de Tchékhow, le romancier qui, après Tolstoï et Dostoïewsky, a le mieux analysé l’âme russe : Pourquoi nous lassons-nous aussi vite ? D’où vient qu’après avoir dépensé tant d’ardeur, de passion et de foi au début, nous fassions presque toujours banqueroute vers trente ans ? Et, quand nous tombons, d’où vient que nous n’essayons jamais de nous relever ?...



Mardi, 5 janvier 1915.

Le spectacle de la rue est toujours instructif. Je remarque souvent comme le moujik qui passe a l’air vague, distrait, absent.

Voici, par exemple, une observation que l’on peut s’offrir à chaque instant et qui, parfois même, s’impose à vous sans qu’on la recherche.

Deux traîneaux viennent en sens inverse ; ils sont encore à vingt mètres l’un de l’autre et juste en face l’un de l’autre. Comme d’habitude, les cochers laissent nonchalamment flotter leurs guides sur la croupe de leurs chevaux. Et leur regard aussi flotte, inattentif, autour d’eux. Cependant, les attelages ne sont plus qu’à dix mètres de distance. Les izvochtchiks commencent seulement à s’apercevoir qu’ils vont se rencontrer, s’ils ne modifient pas leur direction. Alors, avec une indécise lenteur, ils rassemblent leurs guides. Mais la vision de l’obstacle qui est tout proche reste confuse encore dans leurs yeux. Quand les chevaux en sont presque à se toucher du naseau, une secousse de la bride les jette brusquement vers la droite, ... à moins que les deux traîneaux ne soient déjà renversés dans la neige.