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le sang à fleur de peau ; elle a trente-deux ans. Elle s’habille avec une simplicité toute provinciale. Très dévote, peu intelligente. Je l’ai rencontrée deux fois chez sa mère, Mme Tanéïew, née Tolstoï, qui est, elle, une femme instruite et distinguée. Nous avons causé tous les trois longuement ; Anna Alexandrowna m’a paru d’esprit très court et sans grâce.

Jeune fille, elle était demoiselle d’honneur de l’Impératrice, qui lui fit épouser un officier de marine, le lieutenant de vaisseau Wyroubow. Après quelques jours d’union, divorce.

Maintenant, Mme Wyroubow loge, à Tsarskoié-Sélo, dans une villa très modeste, située au coin de la Sredniaya et de la Zerkownaya, à deux cents mètres du Palais impérial. Malgré les rigueurs de l’étiquette, l’Impératrice vient fréquemment faire de longues visites à son amie ; elle lui a, en outre, attribué dans le Palais même une chambre de repos. Ainsi les deux femmes ne se quittent guère. En particulier, Mme Wyroubow passe régulièrement toutes ses soirées avec les souverains et leurs enfants. Personne autre ne pénètre jamais dans ce cercle familial ; on y joue aux dames ; on fait des patiences, des puzzles, un peu de musique ; on lit tout haut des romans très honnêtes et de préférence des romans anglais.

Comment définir Mme Wyroubow ? Quel est le mobile caché de sa conduite ? Quel but, quels rêves poursuit-elle ? Le qualificatif que je lui entends appliquer le plus souvent est celui d’intrigante. Mais qu’est-ce qu’une intrigante qui dédaigne les honneurs, qui repousse les profits ?... Pour expliquer sa situation et son rôle au Palais impérial, peut-être suffirait-il d’alléguer son attachement personnel à l’Impératrice, l’attachement d’une créature inférieure et servile à une souveraine toujours malade, écrasée par sa puissance, assiégée de terreurs, sentant planer sur elle un effroyable destin.



Mercredi, 30 décembre 1914.

Le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Maklakow, me raconte un incident de voyage qui lui est survenu récemment et qui fait ressortir un aspect curieux de la mentalité russe :

— Je rentrais de Iaroslawl en troïka, me dit-il. J’étais seul