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plus de sang. Que ce sang rejaillisse à tes joues aveulies et menteuses ! Quant à moi, ô mon adorée de jadis, je te lance au visage mon crachat de fiel !

Aujourd’hui, on ajoute au grief des emprunts financiers une accusation stupide : c’est la France qui a entraîné la Russie dans la guerre, afin de se faire rendre l’Alsace-Lorraine au prix du sang russe.

Je réagis comme je peux contre ces tendances ; mais mon action est nécessairement restreinte et secrète. Si je développe trop mes relations avec les milieux libéraux, je deviens suspect au parti gouvernemental et à l’Empereur ; je fournis de plus une arme terrible aux réactionnaires de l’extrême-droite, à la cabale de l’Impératrice, qui prêchent que l’alliance avec la France républicaine est un danger mortel pour le tsarisme orthodoxe et que le salut ne peut venir que d’une réconciliations avec le Kaiserisme allemand.



Lundi, 21 décembre 1914.

Tandis que je fais visite à Mme Gorémykine, vieille dame affable et sympathique sous sa couronne de cheveux blancs, son mari vient prendre le thé avec nous. Je lui dis, sur un ton d’amical reproche :

— Avant-hier, à Notre-Dame de Kazan, vous m’avez paru considérer d’une âme bien placide les difficultés de la situation militaire.

Il me répond, de sa voix débile et malicieuse :

— Que voulez-vous ?.. Je suis si vieux ! Voilà si longtemps qu’on aurait dû me mettre au cercueil ! Je l’ai dit, l’autre jour encore, à l’Empereur. Mais Sa Majesté n’a pas voulu m’entendre... Peut-être, somme toute, vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. A mon âge, on ne cherche pas à modifier plus qu’il ne faut l’ordre des choses...


Sur le front de Prusse, de Pologne et de Galicie, on est moins sceptique. Malgré l’insuffisance de leur armement, les troupes se battent avec une énergie inlassable. Le chiffre de leurs pertes n’est que trop éloquent. Au cours de ces six dernières semaines, elles ont perdu 570 000 hommes, dont 310 000 contre les Allemands !