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notre effort commun. Buchanan et Sazonow, qui m’entendent, se mêlent à la conversation. De sa parole lente et sceptique, Gorémykine essaie de défendre Soukhomlinow :

— Mais, en France et en Angleterre aussi, on est à court de munitions ! Et pourtant, combien votre industrie est plus riche que la nôtre, combien votre outillage mécanique est plus perfectionné ! D’ailleurs, pouvait-on prévoir une pareille débauche de projectiles ?...

J’objecte : Je ne reproche pas au général Soukhomlinow de n’avoir pas prévu, avant la guerre, que chaque bataille serait une orgie de munitions ; je ne lui reproche pas non plus les lenteurs inhérentes à l’état de votre industrie ; je lui reproche de n’avoir rien fait pour conjurer la crise actuelle depuis trois mois que je la lui ai signalée de la part du général Joffre...

Gorémykine proteste pour la forme, avec des mots évasifs et des gestes indolents. Buchanan m’appuie énergiquement. Sazonow acquiesce par son mutisme.

Étrange, cette discussion entre Alliés dans l’église où le Feld-maréchal prince Koutousow est venu prier avant de partir pour la guerre de 1812, à deux pas de sa tombe, et devant les trophées abandonnés par les Français pendant la retraite de Russie !



Dimanche, 20 décembre 1914.

Il me revient de plusieurs côtés que, dans les milieux intellectuels et libéraux, on s’exprime avec autant de malveillance que d’injustice envers la France.

Quatre ou cinq fois déjà depuis le règne finissant de la Grande Catherine, la Russie a traversé des crises de gallophobie. Périodiquement, les idées, les modes, les manières françaises ont déplu aux Russes. La dernière crise, à laquelle se rattachent les symptômes actuels, n’a sévi que dans les classes de l’Intelligentzia, qui ne nous pardonnent pas d’avoir apporté notre concours financier au tsarisme et consolidé ainsi le régime autocratique. En 1906, Maxime Gorky osait écrire :

Voilà donc ce que tu as fait, toi, France, mère de la Liberté ! Ta main vénale a fermé à tout un peuple la voie de l’indépendance ! Et pourtant, non ! Le jour de notre émancipation n’en sera pas retardé ; mais, par ta faute, elle nous coûtera beaucoup