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subies l’armée russe à Bréziny [1], enfin l’évacuation de Lodz entretiennent dans le public une morne tristesse. Je ne rencontre partout que des gens déprimés, down-hearted. Cette dépression ne se manifeste pas seulement dans les salons et dans les clubs, mais encore dans les administrations, dans les magasins, dans les rues.

J’entre cet après-midi chez un antiquaire de la Liteïny. Après cinq minutes d’un marchandage quelconque, il me demande, le visage angoissé :

— Ah ! Excellence, quand finira donc cette guerre ?... Est-ce vrai que nous avons perdu, près de Lodz, un million d’hommes ?...

— Un million d’hommes !... Qui vous a dit cela ?... Vos pertes sont importantes ; mais je vous affirme qu’elles sont bien loin d’atteindre un pareil chiffre... Avez-vous un fils ou des parents à l’armée ?

— Non, grâce à Dieu !... Mais cette guerre est trop longue, trop affreuse. Et puis, jamais nous ne battrons les Allemands. Alors, pourquoi ne pas en finir tout de suite ?

Je le réconforte autant que je peux ; je lui démontre que, si nous sommes tenaces, nous serons certainement victorieux. Il m’écoute d’un air sceptique et consterné. Quand je me tais, il reprend :

— Vous autres. Français, vous serez peut-être victorieux. Nous, Russes, non ! La partie est perdue... Alors, Seigneur Dieu, pourquoi faire massacrer tant d’hommes ? Pourquoi ne pas en finir tout de suite ?...

Hélas ! Combien de Russes doivent raisonner ainsi actuellement ? Étrange mentalité que celle de ce peuple, capable des plus nobles sacrifices, et, en revanche, si prompt au découragement, à l’abandon de soi-même, à l’acceptation anticipée des pires destins !

Quand je rentre à l’ambassade, j’y trouve le vieux baron de H..., qui joua un rôle politique il y a quelque dix ans, mais qui s’est confiné depuis lors dans les loisirs et les bavardages mondains. Il me parle des événements militaires.

— Cela va très mal... Plus d’illusion !... Le Grand-Duc

  1. La bataille de Bréziny, engagée le 23 novembre, semblait devoir entraîner un désastre pour les Allemands, dont trois corps étaient cernés. Tout le profit de la victoire fut perdu, au dernier instant, pour les Russes, par suite d’une liaison insuffisante entre les États-majors.