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Naturellement, l’effet de surprise et d’indignation n’a été nulle part aussi violent qu’à Moscou, la métropole sainte du nationalisme orthodoxe. Dans l’atmosphère si capiteuse du Kremlin, toutes les utopies romantiques du slavisme se sont réveillées soudain. Comme au temps d’Aksakow, de Kiréïewsky, de Katkow, la mission providentielle de la Russie dans le monde exalte, depuis quelques jours, les cerveaux moscovites.

C’est pour moi l’occasion de relire les poèmes de Tioutchew, qui fut le chantre du slavianophilstvo, et particulièrement la pièce intitulée : Géographie russe, qui eut tant de succès jadis :

Moscou, la Ville de Pierre et la Ville de Constantin, voilà les trois capitales sacrées de l’Empire russe. Mais où sont ses frontières au Nord et à l’Orient, au Midi et à l’Occident ? Le destin les révélera dans l’avenir. Sept mers intérieures et sept grands fleuves ; du Nil à la Néwa, de l’Elbe à la Chine, du Volga à l’Euphrate, du Gange au Danube, — voilà l’Empire russe et il durera tout le long des siècles ! L’Esprit l’a prédit et Daniel l’a prophétisé.

Tioutchew a encore écrit cette apocalypse fameuse :

Bientôt, les temps seront accomplis, l’heure sonnera ! Et, dans Byzance régénérée, les voûtes antiques de Sainte-Sophie abriteront de nouveau l’autel du Christ. Tombe devant cet autel, ô Tsar russe, et relève-toi, Tsar de tous les Slaves !


VIII. — LES IDÉES DE l’EMPEREUR SUR LA PAIX FUTURE


Samedi, 21 novembre 1914.

Ce matin, Sazonow me dit : « L’Empereur vous recevra tantôt, à quatre heures. Officiellement, il n’a aucune déclaration à vous faire ; mais il veut causer avec vous en toute franchise et liberté. Je vous préviens que l’audience sera longue. »

A trois heures dix, je pars en train spécial pour Tsarskoïé-Sélo. La neige tombe à gros flocons. Sous la lueur blafarde qui descend du ciel, la vaste plaine, qui avoisine Pétrograd, s’étale blanchâtre, brumeuse et morne. J’en ai le cœur serré ; car je pense aux plaines de Pologne où, dans cet instant même, des milliers et des milliers d’hommes succombent, où des milliers et des milliers de blessés agonisent.

Quoique l’audience ait le caractère privé, je dois revêtir l’uniforme de grande tenue, comme il sied lorsqu’on aborde le