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cage sur votre table. Puis, à quelque distance, vous posez une mie de pain mouillée d’une goutte de café, une touffe de trèfle frais, une appétissante feuille de cœur de laitue, un morceau de sucre imbibé d’armagnac. Vous ouvrez la porte de la cage. Grillon sort, « se dirige imperturbablement vers le morceau de sucre, le renifle, hésite ; mais déjà son flair l’a averti que cette aubaine n’était pas la seule qui lui fût offerte dans le voisinage. Il se remet en route, visite la mie de pain qui embaume le café, puis la touffe de trèfle, puis la laitue. Après quoi, il ne lui reste plus qu’à choisir dans cette diversité de succulentes pâtures. Ce paysan a un penchant incontestable pour les produits, même nocifs, de la civilisation humaine et, faute de pouvoir tout absorber, il commence par la friandise qui l’allèche le plus, c’est-à-dire par le café ou le sucre alcoolisé. » Puis, un peu alourdi, content, il retourne à sa cage ; il choisit l’endroit où il aura le plus de soleil et de lumière.

Grillon n’est pas informé comme nous de l’univers. Les sens de Grillon, différents des nôtres, ou les mêmes et autrement coordonnés, ne lui en procurent pas une pareille image. M. Derennes essaie de concevoir l’univers qui environne Grillon : comment y parvenir, quand nous ne sommes pas sûrs de bien deviner l’univers que nos « semblables » contemplent ou croient contempler ?

Ce livre est charmant ; et le savant badinage nous y mène à la mélancolie d’une pensée, le dernier mot de la psychologie la plus attentive : un être vivant, proche ou lointain, cet insecte ou notre ami, nous ressemble et reste un indéchiffrable secret.


ANDRÉ BEAUNIER.