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joie disparue. Le charretier s’était assis sur le timon, après avoir allumé sa petite lanterne qu’il avait accrochée à la ridelle de gauche et qui obéissait au balancement du chariot. » Avant d’écrire ainsi, bien joliment, ce petit paysan de naguère, fils d’un aubergiste ivrogne, l’un des gamins qui baguenaudent dans les ruelles du bourg natal, ce petit paysan surprenant est venu à Paris, comme Virgile, paysan de Mantoue, est venu à Rome avant de peindre la campagne, avant de l’aimer et sans doute avant de l’avoir aperçue.

A Paris, ce petit paysan reste un paysan : M. Bachelin l’a voulu et l’a très finement montré. Mais l’art d’écrire qu’il attribue à ce petit paysan, l’art de voir et de choisir, l’art de peindre et de suggérer, c’est une fiction qu’imagine le romancier. Le livre a beaucoup d’attrait, beaucoup de vérité, les qualités d’un beau livre où l’auteur a enfermé ce qui lui est le plus cher au monde. Le livre émeut par son accent de touchante sincérité ; il émeut aussi par cette fiction qu’il emploie et qui nous rend presque tragique la nécessité où nous sommes de recourir à un interprète pour entendre le langage de nos frères farouches, comme les appelait Jules Renard.

Une dernière tentative mérite de nous intéresser, quitte à ce qu’elle nous déçoive, mais après nous avoir induits en rêverie opportune : celle de M. Charles Derennes qui nous invite à découvrir l’âme obscure d’un grillon... « Je n’éprouverai jamais comme au livre que je commence l’infirmité sans remède de n’importe quel langage humain ; et je tiens à faire acte d’humilité dès le début de cet ouvrage. Que tout ce qu’il peut y avoir en moi de poésie et d’amour de la terre m’assiste ! Que l’habitude contractée dès mon enfance d’aller volontiers le front penché et de m’intéresser presque amoureusement à des choses infimes ne m’abandonne pas en cet instant !... Je désire surtout dire ce que j’ai vu, et ce que je crois avoir compris, en tâchant de ne rien oublier. » M. Charles Derennes, poète de la Chanson des deux jeunes filles, romancier de l’Amour fessé, des Caprices de Nouche et du Béguin des Muses, a lu cet aphorisme de Jules-César Scaliger : Veritas clarior et magis intelligibilis apparet cum ad minima oculos vertimus ; c’est à savoir que la vérité nous apparaît plus claire et mieux intelligible, si nous regardons de plus petits objets. Et il a lu cet aphorisme de Spinosa : Infra nos quoque coelum quaerendum est ; c’est à savoir que nous avons aussi un ciel à chercher plus bas que nous. Les deux aphorismes ont ensemble cette analogie de nous engager à n’être pas dédaigneux et à nous pencher vers le sol plutôt que de regarder en l’air. Puis, à vrai dire, ils sont assez bien contradictoires :