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affirmer que oui, supposer que nous avons la même sensibilité que lui : cette supposition recèle un grand mystère. La sensibilité de chacun de nous est, en quelque manière, un absolu. Puis la sensibilité de chacun de nous est en majeure partie faite de nos souvenirs. Peintre ou romancier, l’artiste doit éveiller en nous des souvenirs dont il possède le secret. On a défini autrefois l’art « une allusion à la vie : » ou, si l’on veut, une allusion à la réalité. Cette réalité, l’avez-vous jamais regardée ? ce n’est rien, si vous ne l’avez vue !

Il ne suffit pas de choisir : il faut encore suggérer. Voire, il faut créer et, — difficulté la plus redoutable ! — créer dans un esprit, non le vôtre, mais celui de cet étranger, votre voisin. Comme nous connaissons très peu la campagne et, pour ainsi dire, ne connaissons pas du tout les paysans, l’art de peindre la campagne et ses habitants me paraît le désespoir du peintre.

Je crois que M. Bachelin connaît la campagne et les paysans mieux que personne. Il les aime et, semble-t-il, a vécu près d’eux. L’on sent, à le lire, que cet écrivain n’est point allé aux champs le temps d’y faire une récolte d’images. Seulement, sa bonne science ne rachète pas notre ignorance et ne la compense pas, s’il se contente de nous offrir les éléments pour lui les principaux. Nous ne saurons pas reconstruire ; et l’impression qu’il a eue ne naîtra pas en nous. M. Bachelin, qui a deviné ce péril, sacrifie une discrète élégance à l’indispensable soin de nous informer surabondamment. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse ; plutôt, je remarquerais, comme très pathétique, le soin qu’il a dû avoir. Son livre manque d’une grâce libre et aisée ; il a une lenteur, une insistance et une façon de vous redire ce que vous auriez laissé passer sans y prendre garde, qui par moments fatigue : c’est votre faute, à vous qui ne savez rien de ce qu’on vous raconte !

L’art de M. Bachelin n’est pas celui de M. Pérochon. Mais tous deux, pour nous rendre intelligibles la campagne et les paysans, recourent à un stratagème : l’auteur de Nêne traduit en notre langage l’âme de la campagne et des paysans ; l’auteur du Bélier nous la fait traduire par un intermédiaire, à demi paysan, paysan naguère, et qui parle notre langage. C’est le héros du livre qui écrit. Et voici comme il écrit : « Les premières ombres de la nuit se répandaient comme l’eau d’un étang qu’on lâche ; elles noyaient les derniers restes de lumière. Je regardais la flamme de la bougie dans la boutique où tout était en désordre, en même temps que j’écoutais grincer les essieux du chariot qui s’éloignait, allégé des meubles et lourd de ma