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ces terribles personnes, dignes d’estime et dignes de crainte, une ; charmante fille que tenterait l’innocente gaieté. Pauvre Jeannine, enfermée dans la sombre maison de la Théologale et que l’impitoyable dogmatisme accable ! Ce roman, très bien fait, à l’imitation de Balzac, est l’un des plus émouvants que l’on nous ait donnés depuis longtemps ; et je le raconterais, s’il ne m’écartait de mon propos, qui est la campagne, non la petite ville : mais Guérande, petite ville emprisonnée dans son histoire autant que dans ses remparts, quelle vivacité de couleur et de passion lui prête M. Le Goffic !

Un bon peintre de la campagne est M. Henri Bachelin. Son nouveau roman, Le bélier, la brebis et le mouton, nous mène à la ville, à Autun, puis à Paris ; mais il a tout son commencement à la campagne et, même quand ils se sont égarés à Paris, ses personnages restent campagnards.

M. Bachelin ne ressemble pas du tout à M. Pérochon : sa peinture n’a point de grâce et n’a point cette poésie à laquelle M. Pérochon cède avec un peu de naïveté. M. Bachelin ne ressemble pas non plus aux réalistes ou naturalistes de naguère, qui avaient le goût de l’atrocité. Il ne peint ni laid, ni joli, mais juste.

Voici les premières lignes du roman : « Nous attendions le chariot à l’entrée du bourg. Malgré notre impatience de le voir, nous n’étions pas de taille à faire six lieues à pied pour aller le prendre au sortir d’Autun ; le plus âgé de la bande devait avoir dix ans ; j’en avais sept. C’était un matin de septembre : des feuilles tombaient des peupliers, et sur l’herbe des prés il y avait encore de la rosée. Nous nous étions tous levés de bonne heure comme pour un jour de grande fête dont on veut profiter de la première à la dernière minute. La nuit précédente m’avait paru longue... » Ces lignes sont excellentes. Je ne dis pas qu’elles aient une beauté singulière : elles ont cette qualité de ne rien contenir que de vif et utile ; elles sont pleines de substance. Et même, l’auteur n’a pu y faire tenir tout ce qu’il voulait y mettre. Il y a mis le principal. Et qu’est-ce donc ? Des gamins de campagne qui, à l’extrémité du bourg, attendent quoi ? l’arrivée d’un chariot. L’on ne sait point encore, le lecteur ne sait pas, ce qu’apportera ce chariot : le lecteur le saura bientôt, et le saura lorsqu’on lui aura suggéré une impatience pareille à celle des gamins qui, depuis la veille et au travers de la longue nuit, ne rêvent pas d’autre chose. Voilà tout le sentiment, et l’heure et la saison, le paysage, la rosée dans les prés, les feuilles qui tombent des peupliers.