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poids des mottes, et puis elles se rabattaient et finissaient par s’étendre en panaches dormants. Le souffle oblique des bœufs précédait l’attelage et remontait, couvrant les six bêtes d’une buée plus blanche qu’agitaient des tourbillons de mouches. Des hochequeues voletaient d’un sillon à l’autre ; les plus proches avaient l’air de petites personnes maniérées et coquettes ; les autres n’étaient que des flocons de brume très instables : on ne les voyait guère, mais on les devinait nombreuses et fort occupées à chasser les bestioles maladroites et lentes, effarées d’être au jour. Dans le haut du champ, une pie se détachait nettement, raide et sérieuse comme un beau gendarme... » C’est joli ; c’est joliment vu et bien noté. Seulement, nous avons, — avec un peu de regret, si je ne me trompe, — l’impression que ces lignes de littérature avisée, un écrivain de Paris les aurait écrites, un écrivain de Paris venu à la campagne, au temps des labours, et qui n’oublierait pas son Jules Renard. Les grâces de la description nous amusent. Mais, au début de ce roman, ce qui nous amuserait davantage serait qu’on voulût nous montrer la terre comme la voient les personnages du roman, des paysans et qui n’ont pas lu Renard. Est-ce que les paysans, les vrais paysans, non pas ceux qu’inventerait une imagination de Parisien, aperçoivent ou remarquent ces détails, ces nuances, et trouvent qu’une pie ressemble à un gendarme ? Je ne l’aurais pas cru. Au surplus, je n’en sais rien. C’est à la campagne que fut créé un mot qui, dans toutes les langues romanes, a remplacé le papaver ou le pavot des Latins : coquelicot. Un paysan, quelque jour, voyant un coquelicot dans les blés, le prit pour la crête d’un coq et, rieur, imita le cocorico de ce Chantecler imprévu qui débaptisa et rebaptisa la rouge fleur à tout jamais. Était-ce un paysan, d’ailleurs ? Ou peut-être un citadin qui avait sa vivacité de surprise intacte ?

Continuons de lire Nêne. Michel Corbier, le héros du livre, est un laboureur. C’est lui que nous avons vu d’abord mener la charrue. Il a perdu, après un court mariage, une femme qu’il adorait. Son travail l’occupe, mais ne l’empêche pas de se sentir « seul et faible, sans l’appui d’une tendresse. » Et il songe : « Marguerite, pourquoi es-tu partie si tôt ? Pourquoi as-tu quitté ma maison pour celle du bon Dieu ? Pourquoi n’es-tu plus sur le seuil à mon retour des champs ? Marguerite, tes enfants languissent en des mains étrangères ; et, pour mes yeux, il n’est plus de soleil luisant ; pour mon cœur, il n’est plus de joie sous le ciel. » Michel Corbier n’est point un paysan vulgaire ; il a été à l’école, sans doute, et il sait orner