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dont il n’a d’ailleurs pas rompu l’unité en la transportant un court instant sur la côte dalmate.

Quand l’action languit quelque peu, c’est au bénéfice du dialogue, voire du monologue. S’ils sont jamais publiés, les discours, messages, proclamations, manifestes, lettres publiques de d’Annunzio couvriront un rayon de bibliothèque. L’œuvre oratoire et littéraire du « Commandant de la ville de Fiume » est lyrique, truculente et savoureuse. Elle se relie aux fougueuses harangues par lesquelles le pionnier de l’italianité avait, depuis l’armistice, préparé la « quinzième victoire. » Elle est de la même veine, mais elle les surpasse. C’est ainsi que d’Annunzio avait déjà, en mai 1919, popularisé le nom d’un héros : Randaccio, surnommé par lui « c le fantassin des fantassins. » Ainsi qu’il l’avait promis aux Romains du balcon du Capitole, il a apporté à Fiume le drapeau que Randaccio brandissait au moment de sa mort, l’a arboré sur le palais du Gouvernement et, glorifiant une fois de plus le héros en termes pathétiques, il a déclaré vouloir être enseveli dans les plis de cet étendard. Ses auditeurs ont été transportés par l’évocation de Randaccio, et l’on ne saurait nier qu’en Italie même ses lecteurs en ont été émus, bien que très peu connussent de ce brave autre chose que le nom.

Au symbole de la bravoure, Randaccio, d’Annunzio oppose celui de la lâcheté : Cagoia. « Peu m’importe, s’écrie-t-il, ce que pense et dit de nous Cagoia. » Stupeur de son auditoire, d’où s’élève la question : « Qui est Cagoia ? » — « Je vais vous l’apprendre, » réplique le tribun. Et d’expliquer que Cagoia est un chenapan quelconque, qui, arrêté à Trieste pour avoir crié « A bas l’Italie, » a ensuite tout nié, prétendu ne pas connaître même de péninsule ainsi nommée et conclu : « Je n’ai cure de rien que de la peur. » Après avoir ainsi présenté le personnage, d’Annunzio continue à peu près en ces termes : « Nous allons maintenant procéder à un baptême. Le Cagoia de Trieste n’est qu’un accident éphémère : celui de Rome est durable. Je baptise Cagoia l’homme dont nous ne prononcerons plus le nom. » Or cet homme n’est autre, — le contexte l’indique irrévérencieusement, — que le président du Conseil des Ministres d’alors. En regard de Randaccio-Achille, Cagoia-Nitti fait désormais office de Thersite dans l’épopée d’annunzienne.

Mais ce n’est pas d’Homère que s’inspire ce jour-là le mordant orateur : c’est plutôt d’Aristophane et du Shakspeare des