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D’Annunzio est arrivé de Venise, en auto disent les uns, en canot-automobile disent les autres. Il a revêtu l’uniforme de colonel, bien que régulièrement démobilisé. Son compère le commandant a alerté et harangué son bataillon, avertissant ses soldats du but de l’expédition et autorisant à s’en aller ceux qui ne voudraient pas suivre. Personne n’a profité de la permission. Des camions automobiles ont été fournis par le commandant d’un parc voisin, qui était du complot et dont une hésitation du dernier moment a failli tout compromettre. Au départ, la colonne, commandée par d’Annunzio, se composait du bataillon de grenadiers, d’arditi de régiments voisins, d’une compagnie de mitrailleuses, en tout environ 1 000 hommes. Elle s’est grossie en chemin d’unités rencontrées en cours de route ou prévenues d’avance et l’attendant au passage. A proximité de Fiume se sont joints à elle presque toute la brigade « Sezia » et des auto-mitrailleuses, qui ont encadré la voiture du poète-officier. Le bataillon des volontaires fiumains est sorti à sa rencontre : donc l’expédition était attendue dans la ville. Un général a tenté d’arrêter sa marche et posté des troupes de barrage. Ici se place une scène mélodramatique entre d’Annunzio et lui. Le général raisonne, puis ordonne et invoque les ordres qu’il doit faire exécuter ; d’Annunzio découvre sa poitrine constellée de décorations et s’écrie : « Faites ouvrir le feu si vous l’osez ! » Le général n’ose pas, remonte dans son auto et rentre à Fiume, où le commandement régulier plie bagages et ferme boutique. La colonne se remet en mouvement, pénètre dans Fiume : fleurs, drapeaux, evvivas, discours. Deux cuirassés qui appareillaient font marcher leurs sirènes pour appeler à bord les matelots et maîtres encore à terre ; environ trois cents ne rallient pas le bord et restent pour être de la partie. Dernier trait : le Quartier général d’armée de la zone d’armistice n’a été averti des événements de Ronchi qu’à sept heures du matin !

La seule annonce du pronunciamento de d’Annunzio a fait tressaillir l’Italie d’émotion, mais d’une émotion d’abord assez complexe, où se mêlaient la sympathie, voire l’enthousiasme pour l’entreprise, et l’appréhension de ce qui s’en suivrait, la conscience de ce qu’il y avait de grave sous ce pimpant scenario. L’émotion du Gouvernement, qui n’a pas le droit de s’abandonner aux inclinations du sentiment, est tout entière de l’ordre sérieux. Dans l’acte de d’Annunzio, il voit à juste titre