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vous faisais sentir la main cachée qui me conduit visiblement, sans que je m’en mêle, vous approuveriez l’espèce de fatalisme raisonnable que j’ai adopté [1]. » Et ce fatalisme même l’agenouillait devant le devoir, sans qu’il cherchât à savoir ce qui en adviendrait. « Dans les révolutions, professait-il, chacun doit prendre le chemin tracé par la conscience, sans jamais examiner où il aboutit [2]. » Aussi fiévreusement curieux de l’avenir de l’Europe que volontairement incurieux de son propre avenir, il interrogeait Dieu sur tout, sauf sur ses propres destinées, remises une fois pour toutes aux mains de Dieu.

Un révolté, occupé de ressasser ses amertumes, n’eût jamais eu la lucidité d’esprit nécessaire pour deviner dès 1794 qu’avec ce désagrément personnel qui s’appelait la Révolution, une époque universelle commençait. Il fallait être, d’ores et déjà, le philosophe des futures Soirées de Saint-Pétersbourg, pour atteindre dès 1797 aux intuitions historiques des Considérations, et ces intuitions sanctionnaient l’attitude religieuse d’une âme toujours sur la brèche, qu’elle pleurât une mère ou qu’elle pleurât une patrie, pour justifier la sagesse de Dieu.

Magnifique et fécond « fatalisme, » qui soustrayait à l’oppression des amertumes la liberté d’un grand esprit, et qui savait balayer, d’un beau souffle de résignation, les nuages accumulés, et voir au delà de ces nuages, et voir au-dessus d’eux ! Cette doctrine de résignation, par ailleurs, était tout le contraire d’une maîtresse d’inaction. Car elle laissait à l’homme quelque chose à faire, et beaucoup. On n’a rien écrit de si décisif, sur l’action immense de la puissance morale à la guerre, que le septième entretien des Soirées : Maistre explique qu’une bataille ne se perd pas matériellement, et qu’une bataille perdue est une bataille qu’on croit perdue <ref> Foch, Principes de la guerre, 6e édit., p. 269 (Paris, Berger-Levrault, 1919). — Vermale, Le Savoyard de Paris, 14 et 28 août 1920. M. Vermale fait aussi observer que le maréchal Foch, dans une interview donnée en septembre 1918 à l’Illustration, définissait la victoire, tout comme Maistre, un « plan incliné. » < :ref> ; l’importance du facteur moral ne fut jamais magnifiée avec une aussi éloquente précision. M. Vermale signalait dernièrement que ces pages de Maistre trouvèrent en 1900, à notre Ecole supérieure de guerre, un commentateur, qui n’était autre que le futur maréchal Foch. « Une bataille gagnée, poursuivait celui-ci, c’est

  1. Œuvres, IX, p. 400.
  2. Œuvres, X, p. 89.