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tandis que je demeurais terre à terre auprès d’elle [1]. Mais Joseph, en cette année 1785 où il confiait à Barol ses malaises, était condamné à « demeurer terre à terre » auprès de la pauvre humanité savoyarde, cadre restreint dont il se sentait écrasé ; et tant bien que mal il se consolait en disant à son ami : « Tiraillé d’un côté par la philosophie et de l’autre par les lois, je crois que je m’échapperai par la diagonale. » Il ne pressentait pas, certes, ce que serait cette diagonale, et qu’elle lui serait tracée, coûte que coûte, par un événement qui s’appellerait la Révolution française.

La Révolution française, ce fut la destruction de sa vie, mais aussi la fécondation. Son âme fut mise à l’épreuve par toute une série de catastrophes : le plaidoyer pour la Providence, asséné jadis à sa petite sœur Jeannette, garantissait que sa religion saurait y faire face. Déraciné de ce point de l’espace où sa naissance et sa profession l’avaient fixé, Maistre, par une magnifique maîtrise sur lui-même, conquerra cette grâce, de ne plus même se sentir attaché à un point du temps ; par un nouveau geste d’émigré, il brisera cette dernière attache. Plus il souffrira personnellement de cette prodigieuse succession d’événements dont il sera la victime, plus il faudra, pour réussir à les comprendre un peu, planer au-dessus d’eux et au-dessus de ses propres déchirements, se détacher tout à la fois du temps et de soi-même, laisser à Dieu le soin du lendemain en disant philosophiquement : « L’homme ne vit jamais demain, il ne vit qu’aujourd’hui [2], » et puis prendre élan, tout allégé, vers des cimes d’éternité, qui lui paraîtront éclairer de quelques lueurs tant d’obscures nouveautés.

Ces lueurs ne valaient-elles pas la peine d’être achetées par des malheurs personnels ? Maistre était le Pococurante [3] qui ne voulait pas gagner des fluxions de poitrine en courant après la fortune, cette gueuse [4] ; qui, dès 1796, « tout paraissant perdu » pour lui, fera graver autour de ses armoiries, portant des fleurs de soucis, la devise : Hormis l’honneur, nul souci [5] ; et qui, confiant en la Providence, écrivait un jour : « Si je

  1. Préface de Réaume aux Œuvres inédites de Xavier de Maistre, p. LXVI (Paris, Lemerre, 1877).
  2. Œuvres, X, p. 374.
  3. Œuvres, X, p. 206.
  4. Descostes. J. de Maistre pendant la Révolution, p. 436 « Tours, Mame, 1895).
  5. Journal inédit (p. 103 de la copie).