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VII. — RENCONTRE ENTRE LE « FATALISME » DE MAISTRE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Lorsque les regards du jeune magistrat savoyard retombaient sur son « cercle étroit » de Chambéry, il ne voyait « que de petits hommes, de petites choses. » « Suis-je donc condamné, songeait-il, à vivre et mourir à Chambéry, comme une huitre attachée à son rocher ? » Et, « souffrant beaucoup, » il se sentait « la tête chargée, fatiguée, aplatie, par l’énorme poids du rien. » C’est en ces termes que, vingt ans plus tard, dans une lettre à son frère Nicolas, il évoquera ces mélancolies du temps passé [1]. Mais les voici qui devant nous ressuscitent, toutes frémissantes d’une impatiente fébrilité, dans ces lignes qu’en 1785, sous l’assaut même d’une vague de tristesse, il griffonnait pour le marquis de Barol. « Le besoin de produire, gémissait-il, le besoin de produire, sans aucune explosion possible ! Il y a de quoi crever. Jugez de la fermentation. C’est tout juste la machine de Papin. »

Il voulait donc produire. Lire encore, lire toujours, entasser notes sur notes, ne suffisait pas à sa fièvre. En lui des idées s’accumulaient, qui voulaient exploser, rayonner. « Quelquefois, continuait-il, pour me tranquilliser, je pense « sincèrement, sur mon honneur) que ces espèces d’inspirations qui m’agitent comme une pythonisse ne sont que des illusions, de sottes bouffées du pauvre orgueil humain, et que si j’avais toute ma liberté, il n’en résulterait à ma honte qu’un ridiculus mus. D’autres fois, j’ai beau m’exhorter aussi bien que je puis à la raison, à la modestie, à la tranquillité : une certaine force, un certain gaz indéfinissable, m’enlève malgré moi comme un ballon. Je me perds dans les nues avec Monsieur de l’empyrée, je voudrais faire : je voudrais, — je ne sais ma foi pas trop ce que je voudrais [2]. »

Xavier de Maistre, un demi-siècle après, parlant de son frère au comte de Marcellus, lui dira : « Il fallait à Joseph le tumulte des capitales et le choc des esprits, quand il me suffisait à moi d’un brin d’herbe. Le génie de Joseph s’élançait vers les espaces célérités pour planer d’en haut sur la pauvre humanité,

  1. Œuvres, IX, p. 331.
  2. Maistre à Barol « lettre publiée par Clément de Paillette, op. cit., p. 223).