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sublimité. En 1797, copiant dans les Mélanges A certaines accusations de l’eudiste Le Franc contre Saint-Martin, il ajoutera : « Rien n’est plus digne du fou rire inextinguible ; » et transcrivant dans les Mélanges B une citation du philosophe, il la fera suivre de ces mots : « Morceau écrit avec beaucoup de mesure et d’intelligence. »

Les loges dites martinistes et les écrits de Saint-Martin furent pour Maistre, à certains égards, une école. Une école qui avait su conquérir son imagination, et dont sa conscience même, d’ailleurs, demeurait libérée. Qu’on songe au rationalisme assez froid, assez terne, dépourvu de toutes vues sur l’au-delà, dont essayaient de se satisfaire les adeptes du philosophisme. Même enchaînés encore à quelques pratiques religieuses par des liens de famille ou de tradition, le christianisme leur faisait désormais l’effet de quelque chose de mortel ; sur ses ruines, l’Homme enfin régnait, s’assurant lui-même, avec une fatuité souveraine, de la marche indéfinie du progrès. Le Dieu qui depuis la Genèse jusqu’à saint Augustin et depuis saint Augustin jusqu’à Bossuet avait régné sur l’histoire universelle, était secoué de son trône séculaire, traduit en jugement par la souffrance humaine, et d’avance condamné ; et ceux mêmes qui ne contestaient pas la réalité de son être contestaient la valeur de son gouvernement. Voilà les idées qu’offrait au Chambéry de l’époque le philosophisme immigré de Paris.

Mais dans les loges martinistes, Maistre entendait parler, — nous le savons par lui-même, — d’un « christianisme réel, ascendant, » qui était « une véritable initiation, » qui avait été « connu des chrétiens primitifs, » qui était « accessible, encore, aux adeptes de bonne volonté, » et qui « révélait et pouvait révéler encore de grandes merveilles, et non seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits, » et qui peut-être, — c’était l’opinion de certains piétistes, — unifierait bientôt les diverses communions sous un chef qui résiderait à Jérusalem. Maistre entendait Saint-Martin et ses disciples « envisager comme plus ou moins prochaine une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain [1]. »

Les philosophes sonnaient le glas du christianisme, et les

  1. Œuvres, VIII, p. 327-328, et V, p. 241.