Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre le second. Et la fameuse page des Soirées de Saint-Pétersbourg sur la superstition s’éclaire, nous semble-t-il, par quelques lignes inédites des Mélanges B, dans lesquelles Maistre commentait un ouvrage de l’Anglais Robertson :


Il est facile de prouver qu’un système quelconque de superstitions est plus réprimant et contient plus de vérités qu’un système quelconque de philosophie qui n’a nulle prise sur l’homme. Quant à la vérité, je ne sais de quel côté est l’avantage. Un poète me dit que Sisyphe route sa pierre, etc. Cela est faux, d’accord ; mais d’abord il n’y a pas de mal que je le croie ; en second lieu, ce fait particulier couvre une vérité très grande et très importante. Mais quand un philosophe ramasse toutes les forces de son esprit pour me dire magistralement ; Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil (Sénèque), c’est bien lui qui est dans l’erreur, et le poète est le véritable docteur.


Le Maistre ultérieur, en définitive, stigmatisera dans le pyrrhonisme une insurrection humaine et cherchera dans la superstition un résidu divin ; le Maistre de 1781 ne voit encore là que deux erreurs humaines, auxquelles les maçons du second grade doivent s’attaquer.

Comme dénouement de leur travail, Maistre n’escomptait rien de moins que l’unification de la chrétienté. Bossuet, un siècle plus tôt, avait tenté de s’y acheminer par des ébauches de colloques ou de correspondances théologiques ; Maistre voulait qu’on sollicitât, pour ce but auguste, les études des loges maçonniques. Ecoutons-le confier à Brunswick, avec une ardente éloquence, ses angoisses de chrétien.


Il serait bien temps, Monseigneur, d’effacer la honte de l’Europe et de l’esprit humain. A quoi nous sert de posséder une religion divine, puisque nous avons déchiré la robe sans couture, et que les adorateurs du Christ, divisés par l’interprétation de son Livre Saint, se sont portés à des excès qui feraient rougir l’Asie ? Après nous être égorgés pour nos dogmes, nous sommes tombés, sur tout ce qui concerne la religion, dans une indifférence stupide que nous appelons tolérance. Le genre humain est avili ; la terre a fait divorce avec le ciel. Nos prétendus sages, ridiculement fiers de quelques découvertes enfantines, dissertent sur l’air fixe, volatilisent le diamant, apprennent aux planètes combien elles doivent durer, se pâment sur une petite pétrification ou sur la trompe d’un insecte, etc. Mais ils se gardent bien de déroger jusqu’à se demander une fois dans leur vie ce qu’ils font, et quelle est leur place dans l’univers. O curvæ ad terras animæ, et cœlestium inanes ! (Perse.)