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bien causer avec Willermoz ; et Savaron répond que celui-ci peut difficilement faire une absence, mais que Maistre, lui, pourrait venir passer une semaine. Nous devinons que, dans sa correspondance avec les Frères de Lyon, Maistre, parfois, dut se montrer sarcastique : un jour, parait-il, mal persuadé de ce que ces Frères lui avaient confié sur Dieu, il s’égayait par « la comparaison d’un imbécile d’amiral qui, au lieu d’aller foudroyer ses ennemis avec son gros vaisseau, leur enverrait cent petits bateaux pour les amuser et se faire battre. » Ces plaisanteries choquaient son correspondant lyonnais, qui le sermonnait un peu : « Suspendez du moins, mon bien cher Frère, votre jugement là-dessus ; et ne vous permettez jamais de vous égayer sur ce que vous ne comprenez pas encore. Ce sera prévenir des regrets et peut-être des remords. » Et Maistre était invité à « méditer et approfondir les droits positifs de l’immense puissance de la volonté de tout être libre. »

« Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître ces Messieurs, écrira-t-il en 1816 ; je fréquentai leurs assemblées ; j’allai à Lyon les voir de plus près. » [1] Un jour de 1780 ou de 1781, Maistre prit en effet la route de Lyon. Les mystères de théurgie qu’avait élaborés Martinez Pasqualis [2] lui furent évidemment révélés. L’entreprenant Willermoz était en effet très épris de ces mystères : il allait bientôt, quittant sa boutique, batailler pour eux, dans le couvent maçonnique de Wilhelmsbad, avec l’appui fraternel du duc Ferdinand de Brunswick et du landgrave Charles de Hesse. Maistre se convainquit à Lyon que les martinistes, — ainsi s’appelaient ces disciples de Martinez Pasqualis, — « avaient des grades supérieurs, inconnus même des initiés admis à leurs assemblées ordinaires ; qu’ils avaient un culte, et de hauts initiés ou espèce de prêtres, qu’ils appelaient du nom hébreu cohen. » [3] Rien de plus exact : Willermoz avait ajouté deux grades secrets aux six hauts grades du rite primitif, et les « élus coens, » dépositaires de la doctrine de Martinez Pasqualis, prétendaient, par

  1. Margerie, Le comte Joseph de Maistre, p. 431 (Paris, Soc. bibliographique, 1882).
  2. Sur cet énigmatique personnage, qui ne fut sans doute ni Juif, ni Portugais, mais d’origine catholique et probablement dauphinoise, voir Gustave Bord : La franc-maçonnerie en France des origines à 1815, I, p. 244-248. (Paris, Nouvelle librairie nationale, 1908.)
  3. Œuvres, VIII, p. 329 ; V, p. 249.