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s’affiliant, jeune substitut, à la loge Saint-Jean des Trois Mortiers, grande maîtresse loge des États du roi de Sardaigne, fille spirituelle du Grand-Orient d’Angleterre. La signature Maistre, avec le titre pompeux de « grand orateur, » s’étale au bas d’un long placet du 13 octobre 1774, dans lequel les Frères des Trois Mortiers se plaignent à leurs supérieurs de Londres qu’on ait émancipé de leur propre obédience la loge de Turin. « C’est nous, protestent-ils, qui sommes votre première conquête dans ces contrées ; c’est un de nos cytoïens (sic) qui reçut vos pouvoirs à Londres. L’Italie, l’Allemagne, la France nous tendaient les bras ; mais nous voulûmes tenir la maçonnerie de vos mains. » Et les voilà qui s’indignent que la loge turinoise ait eu le droit d’élire un grand-maître provincial : « Le bonheur, gémissent-ils, s’obstine à nous fuir [1]. » Les Frères des Trois Mortiers ne veulent pas être consolés.

Maistre, dans le mémoire sur la franc-maçonnerie que, le 30 avril 1793, il remettra au baron Vignet des Étoles, définira les Trois Mortiers « une société de plaisir dont le gouvernement n’avait absolument rien à craindre [2] ; » et en décembre de la même année, s’irritant un peu dans une lettre au même Vignet, il lui dira : « L’unique chose qui me fâche, c’est de vous voir parler sérieusement de cette niaiserie de franc-maçonnerie, enfantillage universel en deçà des Alpes, dont vous auriez été si vous aviez vécu parmi nous, et dont je me mêlais si peu depuis que j’étais enfoncé dans les affaires, que j’ai reçu un jour une députation pour savoir si je voulais être rayé de la liste [3].

J’inclinerais à placer entre les années 1774 et 1778 ce demi-sommeil maçonnique de Maistre : la fin de non-recevoir opposée par Londres à la plainte des Trois Mortiers avait certainement suscité des amertumes, qui se traduisaient en bouderies. Mais un Allemand du nom de Schubart survint dans ce petit monde des loges savoyardes, porteur d’un message nouveau. Ancien commissaire des guerres au service de l’Angleterre, ce Schubart, « sachant que l’aimant le plus sûr d’attirer les hommes est l’intérêt, » apporta dès 1774 de beaux projets de tontines, qui permettraient aux Frères des loges d’avoir tour à tour, leur vie

  1. Descostes, op. cit., I, pp. 225-229.
  2. Mémoire inédit, dont nous savons la date par le Journal inédit.
  3. Œuvres, IX, p. 59.