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Mirabeau, » il dénonçait la « tendance malheureuse » de la puissance souveraine « à vouloir tout voir et tout faire, » le « crime » que l’on fait aux peuples de « croire qu’ils ont des droits, » leur « prodigieux abrutissement dans la plupart des monarchies [1]. » La langue du siècle le grisait, l’esprit du siècle le frôlait ; et Mme Swetchine, sa confidente de Saint-Pétersbourg, diagnostiquera plus tard qu’« il n’avait pu se soustraire entièrement au prestige de l’éloquence de Rousseau [2]. »

La postérité connaîtra, sur l’Inquisition espagnole, tout un livre signé Maistre : ce sera un plaidoyer, presque une apologie. Mais en 1775, au cours de son Éloge de Victor-Amédée, M. le substitut, tout d’un coup, prenait des réquisitions, et c’était contre les inquisiteurs, coupables de « certains sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres offraient à l’affreux Teutatès [3]. » « Voltaire, écrira-t-il plus tard, n’a jamais été dans ma bibliothèque [4] ; » il parlait pourtant de l’Inquisition comme l’auteur du Traité sur la Tolérance. C’était l’usage, dans cette petite Savoie, de « faire venir ses opinions de France comme ses étoffes [5] : » les discours de Maistre s’en ressentaient un peu.

Mais tout au fond de son être, ces importations intellectuelles se heurtaient à un tuf de croyances religieuses et de traditions patriciennes. Telles ces couleurs voyantes qui rapidement pâlissent et s’éteignent, les empreintes du philosophisme sur la pensée de Maistre étaient superficielles et fragiles. Membre d’un patriciat qui n’était pas une simple parure de cour, et qui affectait de se sentir un rouage de l’Etat, Maistre, à ce titre, — ses écrits ultérieurs en font foi, — se réputait investi d’une sorte de « sacerdoce laïque, » et rigoureusement obligé à défendre l’esprit national et à veiller, spécialement, sur la religion, « la première et la plus sacrée des propriétés » du patricien [6]. L’Éloge de Victor-Amédée célébrait la religion, non seulement comme « l’hommage indispensable de la créature au Créateur, » comme « le lien sacré qui unit la terre au ciel, »

  1. Mémoire sur la vénalité des charges, publié par Clément de Paillette, Livres d’hier et d’autrefois, p. 269-271 (Paris, Poussielgue, 1896).
  2. Falloux, Mme Swelchine, sa vie et ses œuvres, I, p. 399 (Paris, Perrin).
  3. Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, I, p. 305.
  4. Maistre à De Place, 7 sept. 1818 « Latreille, Revue Bleue, (mars 1912, p. 294).
  5. Œuvres, VII, p. 141.
  6. Œuvres, VIII, p. 115, et II, p. 439, n. 1.