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et le néant de la vie, et qui passent auprès des condamnes à mort la nuit précédant l’exécution. Voilà le cadre où s’insère et se conserve la vie religieuse de ce jeune homme, avec des intransigeances, des susceptibilités, dont sa sœur Jeannette, trop amère contre Dieu, sentit l’éloquente révolte.

Mais le XVIIIe siècle français cognait aux portes de la Savoie, il y entrait. Nous avons le catalogue d’une bibliothèque de sénateur savoyard : tout le philosophisme des bords de la Seine, à commencer par l’Encyclopédie, y bravait la poussière des rayons [1]. Lisons les conclusions juridiques du jeune substitut Maistre sur des questions de banalités ou de biens communaux ; elles trahissent un certain esprit antiféodal, qui s’épanche même, une fois, en une sortie virulente contre l’ « anarchie » du moyen âge, « la féroce indépendance des nobles, l’influence illimitée du clergé, l’ignorance des uns et des autres [2] : » c’est avec les yeux de son siècle que Maistre regarde ce passé. Asseyons-nous au Sénat de Savoie, pour applaudir aux harangues d’apparat dans lesquelles sa toilette oratoire se règle sur la mode du temps : Éloge de Victor-Amédée III (1775) ; Discours sur la Vertu (1777) ; Discours sur le caractère extérieur du magistrat (1784). Le voilà s’enthousiasmant pour le souverain qui, « amenant par la main la vraie philosophie, lui ordonne de souffler sur les vieilles formules ; » s’enthousiasmant pour ce peuple qui, là-bas en Amérique, se soulève [3]. On l’entend reéditer en quelques phrases le roman de Rousseau sur les origines du corps social, ce roman contre lequel plus tard il mobilisera ses sarcasmes, et souhaiter « que nos citoyens rassemblés fussent maîtres de nous demander compte de notre conduite [4] ; » et lorsque, devant un auditoire qu’il appelle » la nation, » il définit le devoir du magistrat, il prévient les sénateurs que le public les « compare au tableau » qu’il trace, et que le public « juge les justices [5]. » Eût-il aimé, plus tard, ces idées et ces expressions ? J’en doute fort, et je doute aussi que le Maistre des Considérations se fût volontiers reconnu dans certain mémoire de l’année 1788, où, s’appuyant sur « l’étincelant

  1. Descostes, op. cit., I, p. 149.
  2. Descostes, op. cit., II, p. 29.
  3. Descostes, op. cit., I, p. 298 et 307. (Éloge de Victor-Amédée III.)
  4. Descostes, Joseph de Maistre, orateur, p. 14 et 19 (Chambéry, 1896). (Discours Inédit sur la Vertu.)
  5. Œuvres, VII, p. 11 (Discours sur le caractère extérieur du magistrat).