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cristallise avec celle de l’État, avec les souvenirs des Césars et de Napoléon ; elle devient l’impérialisme, c’est-à-dire la théorie de l’égoïsme national, la déification du machiavélisme et de la, morale d’Etat. Après Machiavel et les grands conquérants, ce que M. Wells exècre certainement le plus au monde, c’est M. Rudyard Kipling et sa « loi de la Jungle. » Dans ce livre, où il ne fait que nommer Descartes, où il ne nomme pas Shakspeare, ni Dante, ni Beethoven, il consacre trois pages d’une diatribe véhémente à l’auteur de Stalky and C°

Bref, ces excitations de l’esprit national devenaient une menace perpétuelle pour la paix. Cette mythologie barbare, ce paganisme des patries étaient désormais la seule religion de l’Europe. « Sans patrie » devenait une indécence « comme d’aller en public sans culotte. » Au milieu de toutes ces nations orgueilleuses et délirantes, l’Allemagne de Bismarck offrait un spectacle singulier : elle était la nation la plus disciplinée, la plus patiente, la plus habile, la mieux organisée et la mieux outillée, à la fois la plus moderne et la plus rétrograde, industrielle et féodale, vertueuse et gorgée de rapines, fière de ses laboratoires et conservant pourtant l’âme de proie du moyen âge ; jalouse, susceptible, ombrageuse, mégalomane, et de plus, pour son malheur, gouvernée par un fou. La crise était inévitable.

M. Wells fait de la guerre un récit clair et plein d’entrain, où l’on regrette seulement qu’il ait réussi à ne pas souffler mot de Joffre ni de Foch. Il fait le tableau le plus amusant des sottises des bureaux qui ont, selon lui, prolongé la guerre de deux ans ; la Guerre ne voulait pas entendre parler des tanks, que la Marine proposait depuis le Transvaal. Enfin, après les terribles péripéties que l’on sait, on arrive à l’armistice. La peinture de cette journée à Londres est saisissante.


Pendant plus de quatre ans, la guerre n’avait plus cessé, entraînant dans son tourbillon tous les hommes d’Occident. Il y avait déjà dix millions de tués, plus du double étaient morts des suites de l’épreuve. D’autres êtres, par dizaines de millions, étaient minés par la misère, l’anémie, la mauvaise nourriture. La plupart des vivants travaillaient pour la guerre, sur les champs de bataille, à l’usine, dans les hôpitaux, comme remplaçants de mobilisés… La guerre était devenue une atmosphère, une habitude, un ordre. Et brusquement, c’était fini.

L’armistice fut connu à Londres vers midi. A l’instant, toute la vie est comme suspendue. Les employés sortent des bureaux et ne veulent plus rentrer, les commis se répandent dans les rues, les omnibus et les camions, pris d’assaut et bondés de bonheurs stupéfaits, partent pour des itinéraires de fantaisie, promenant des voyageurs qui n’allaient plus nulle part et ne se souciaient pas de savoir où on les menait. Une foule en vacances