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On promenait au long du fleuve sa vraie portraiture, œuvre d’un peintre d’Arras ; on y jouait un mystère dont elle était l’héroïne ; on y chantait une espèce de geste librement rimée (la dernière fleur de l’immense floraison du moyen âge, en sorte que Jeanne a sa place dans les mêmes rythmes que les quatre fils Aymon et que Roland), et cette chanson de geste, toute calquée sur l’Evangile, n’osant pas la faire naître dans la nuit sacrée de Noël, veut tout au moins qu’elle ait vu le jour à l’Epiphanie.

Le Rhin suivait les faits et les dires de la miraculeuse aventure avec une attention passionnée, et savait tant de détails qu’aujourd’hui encore on y retrouve des échos de Jeanne que n’ont conservés ni la Seine ni la Loire. A Cologne, c’est le théologien Henri de Gorkum qui, dès avant le sacre, en juin 1429, expose dans un traité qui nous est parvenu ce que la renommée publie de la Pucelle, et se range parmi ses partisans ; à Spire, c’est l’inconnu nommé « le clerc de Spire » qui, juste à la même date, dans son mémoire sur la Sibylla francica, proclame qu’il y a une prophétesse en France ; à Mayence, c’est Eberard de Windecke, un voyageur de commerce devenu trésorier de l’empereur Sigismond, qui note en dialecte rhénan l’itinéraire de la triomphatrice depuis Chinon jusqu’à Reims, en y joignant de la manière la plus pittoresque les voix de la foule et les bruits populaires qui couraient ; et disons-le en passant, le meilleur texte que nous ayons de son récit, c’est la copie d’un Strasbourgeois, Jordan, qu’il faudrait bien que la bibliothèque de Hambourg, où elle se trouve, nous donnât en compensation des dommages irréparables infligés à la bibliothèque de Strasbourg par l’incendie de 1870.

Tous ces Rhénans voudraient voir le triomphe de la France, le succès total de Jeanne d’Arc. Cette partialité éclate de la manière la plus vraie dans les « Deo Gratias » et les « Dieu veuille y pourvoir » dont le Mayençais Eberhard de Windecke entrecoupe et parsemé les beaux faits qu’il relate. Quand l’événement fléchit, leur foi refuse de s’incliner et passe outre. Ainsi, de l’échec de Paris ils font un triomphe. Jeanne est prise et meurt : eh ! bien, sur le Rhin on nie sa mort, et la fausse pucelle surgit aux environs de Metz, circule en Lorraine, en Luxembourg, sur le Rhin, partout fêtée royalement jusqu’à ce qu’elle se marie avec un jeune seigneur de la meilleure famille