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— Pas plus tard qu’avant-hier. C’était le matin de mon départ, et je me promenais sur ma terre. J’aperçois un très vieux paysan, qui a perdu depuis longtemps son fils unique et dont les deux petits-fils sont à l’armée. De lui-même, sans que je l’interroge, il m’exprime sa crainte qu’on ne poursuive pas la guerre jusqu’au bout, qu’on n’écrase pas définitivement l’engeance allemande, qu’on n’extirpe pas radicalement du sol russe la mauvaise herbe des Niémetz[1]. Je le complimente d’accepter, avec tant de patriotisme, les risques auxquels sont exposés ses deux petits-fils, son unique soutien. Alors il me répond : « Vois-tu, barine ! Si, par malheur, nous ne détruisons pas les Niémetz, ils viendront jusqu’ici ; ils régneront sur toute la terre russe. Et puis ils nous attelleront, toi et moi, oui, toi aussi, à la charrue !… » Voilà ce que pensent nos paysans.

— Ils raisonnent très juste, du moins au figuré.


VI. — LA GRANDE-DUCHESSE ÉLISABETH FÉODOROWNA


Mercredi, 30 septembre.

La Grande-Duchesse Élisabeth Féodorowna, sœur de l’Impératrice et veuve du Grand-Duc Serge, est une étrange créature, dont toute la vie est comme une série d’énigmes.

Née à Darmstadt le 1er novembre 1864, elle était déjà une exquise fleur de beauté quand, à l’âge de vingt ans, elle épousa le quatrième fils de l’empereur Alexandre II.

Je me souviens d’avoir dîné avec elle à Paris quelques années plus tard, vers 1891. Et je la vois encore : grande, mince, les yeux clairs, ingénus et profonds, la bouche tendre, les traits délicats, le nez droit et fin, toutes ses lignes harmonieuses et pures, un rythme charmant de la démarche et des gestes. Sa conversation laissait deviner un joli esprit de femme, naturel, sérieux et d’une douceur voilée.

Dès ce temps-là, il y avait du mystère autour d’elle. On ne s’expliquait pas certaines particularités de sa vie conjugale.

Serge Alexandrowitch était physiquement d’une haute stature, avec une taille élancée, mais d’un visage ingrat, au regard dur, aux sourcils blanchâtres. Moralement, un caractère

  1. Les Allemands.