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et au-delà, à consommer toutes les disponibilités du précieux mêlai. D’assez mauvaise humeur je profite d’une dernière heure de ce stationnement nocturne pour muser un peu dans les rues désertes du vieil Insprück. J’échoue momentanément dans un hôtel à l’enseigne archaïque, où des dames genre « viennois » dansent et chantent, devant des messieurs très chic et des tyroliens au chapeau jaune à cordelière verte, à la petite veste à revers boutonnés, où des pendentifs de médailles d’argent font un cliquetis. Les vins sont médiocres, comme les chansons. Une guitare les souligne, mais je constate qu’il ne s’agit nullement de

La guitare des monts d’Insprück, reconnaissable
A son manche d’argent où sonne un grain de sable.

Un peu fâché contre ces indigènes mystificateurs qui ont l’irrévérence de n’être point conformes à Hugo, je me dirige bientôt vers mon train. Entre les hauts murs noirs, à peine troués de fenêtres, de ces vieilles rues, je me sens seul, triste, agacé, loin de tout, perdu, quand soudain, dans le rectangle bleu sombre que la rue découpe sur le ciel étoile, mon œil repère un groupe familier, les Pléiades, qui clignotent doucement vers moi, comme pour me dire : nous sommes toujours là, nous ! Me voilà sauvé du mélancolique cafard. N’est-ce pas étrange ? A quelques centaines de kilomètres seulement de Paris, ce qui me donne soudain la sensation familière de n’être point si étranger que cela, et de n’être point égaré dans un inconnu sans grâce, c’est cette poussière de soleils qui palpite là-haut à des distances si grandes qu’il faut à la lumière des lustres pour nous en venir. Ah ! j’ai eu bien tort de penser tout à l’heure que tout l’or du monde ne servait jamais qu’à galonner des képis et des manches. J’avais oublié celui qui scintille là-haut, dans le jardin stellaire et avec qui nous ne pouvons communiquer que par ces contacts, — les plus délicieux de tous, parce qu’ils sont silencieux, immatériels et suggestifs, — que procure a caresse du regard.

Autant Munich est bien entretenu, riche, discipliné, confortable, autant Vienne m’a donné une impression de pauvreté mal cachée sous des dehors encore somptueux, d’abandon, de grandeur déchue, de joie morte. Rien n’est plus triste que le cadavre du plaisir, rien n’est plus douloureux qu’un visage