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apprécie les amitiés, recherche les alliances, mais n’a pas besoin d’une « assistance. »

On a souvent comparé les Iles-Britanniques à un navire ; la politique de leur gouvernement rappelle la manœuvre d’un capitaine de vaisseau ; il ne se sent à l’aise qu’au large ; pas de câble, pas de remorque, pas d’ancre ; le salut, par gros temps, est dans la liberté de manœuvre. Il n’est pas, en politique, d’opération plus délicate, plus dangereuse, que d’opter. Nous avons montré, ici, avant la guerre, que la politique française, relativement calme de 1875 à 1898, fut ballottée de crise en crise à partir du moment où, avec le parti radical et M. Delcassé, elle eut opté entre l’Angleterre et l’Allemagne[1]. Bismarck, dans un passage saisissant de ses Pensées et Souvenirs, explique pourquoi il s’est efforcé tant qu’il a pu de ne pas choisir entre la Russie et l’Autriche et comment, s’étant trouvé dans l’obligation de le faire et ayant conclu la Triple-Alliance, il a essayé, par de savantes contre-assurances, d’amortir les conséquences de sa décision. L’Angleterre suit les mêmes maximes ; sa situation insulaire lui permet de s’y conformer : c’est le « splendide isolement » garanti par le two powers standard, c’est-à-dire par la supériorité absolue sur mer. Elle garde sa liberté de manœuvre, se réserve de prendre le large et évite de choisir ; pas d’option : le tunnel sous la Manche serait une option. L’Angleterre doit rester une île, a dit M. Lloyd George, et son langage est conforme à toute la tradition de la politique britannique. Nous n’examinons pas, pour le moment, si aujourd’hui une telle tradition correspond encore aux réalités politiques et n’oublie pas que, si l’Angleterre est une île, l’Empire britannique n’en est pas une ; il suffit que la tradition vive et pèse sur la politique du cabinet de Londres.

Le marin, sur son vaisseau, ne saurait avoir la même vision du monde que le paysan sur son sillon ; quand il regarde l’Europe, le pilote du navire britannique voit se dessiner les côtes, avec les détroits, les estuaires, les fleuves qui prolongent loin dans l’intérieur la possibilité de navigation, le commerce qui aboutit aux ports et apporte le fret. L’homme d’État anglais aperçoit les continents du point de vue de la mer, c’est-à-dire comme quelqu’un qui a des relations avec les continents, mais

  1. Voyez la Revue des 1er mars et 1er avril 1912 et mon livre France et Allemagne (Perrin, 1913).