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impression est l’enthousiasme frénétique du peuple moscovite pour son Tsar. Je ne croyais pas que l’illusion monarchique et le fétichisme impérial eussent encore des racines aussi profondes dans l’âme du moujik. Pour exprimer cette confiance invétérée des humbles à l’égard de leur maître, les proverbes russes abondent : Le Tsar est bon ; ce sont ses valets qui sont méchants… Le Tsar n’est pas coupable des souffrances de son peuple ; les tchinovniks lui cachent la vérité !… Mais il y a un autre proverbe qu’il est prudent de se rappeler aussi, car il explique, en sens inverse, tous les désespoirs et toutes les révoltes de l’esprit populaire : Jusqu’à Dieu, c’est bien haut ! Jusqu’au Tsar, c’est bien loin ! De même, pour apprécier à leur exacte valeur les ovations qui saluaient l’Empereur, ce matin, sur la Place rouge, on ne doit pas oublier que, sur cette même place, le 22 décembre 1905, il fallut mitrailler la foule qui chantait la Marseillaise.


Mercredi, 19 août 1914.

Rentré ce matin à Saint-Pétersbourg.

Les troupes françaises progressent dans les vallées des Vosges, sur le versant d’Alsace. Les forts de Liége résistent encore ; mais l’armée allemande, sans se laisser arrêter par ces forts, marche directement vers Bruxelles.

Les troupes russes se concentrent avec rapidité sur la frontière de la Prusse orientale.


Jeudi, 2 août 1914.

Sazonow vient déjeuner en tête-à-tête avec moi.

Nous devisons académiquement sur les résultats que nous devrons nous efforcer d’obtenir à l’heure de la paix et que nous n’obtiendrons que par la force des armes. Nous ne doutons pas, en effet, que l’Allemagne ne s’inclinera devant aucune de nos exigences, tant qu’elle n’aura pas été mise hors de combat. La guerre actuelle n’est pas de celles qui se terminent par un traité politique, après une bataille de Solférino ou de Sadowa ; c’est une guerre à mort, où chaque groupe de belligérants joue son existence nationale.

— Ma formule, dit Sazonow, est simple : nous devons détruire l’impérialisme allemand. Nous n’y réussirons que par une série de victoires militaires ; nous avons donc, devant nous, une guerre longue et très dure. L’Empereur ne se fait aucune