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Berthier, Ney, au milieu des flammes furieuses, sous une pluie de cendres aveuglantes. C’est là qu’il a eu la vision nette, implacable, de sa ruine prochaine : « Tout ceci, répétait-il, nous présage de grands malheurs ! » C’est par ce chemin qu’il est descendu en hâte vers la Moskowa, avec quelques officiers et soldats de sa Garde. C’est par-là qu’il s’est engagé dans les rues tortueuses de la ville embrasée. « Nous marchions, a dit Ségur, sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu. » Hélas ! la guerre actuelle ne nous réserve-t-elle pas la réédition de cette scène dantesque ? Et à combien d’exemplaires ?

Au nord du Kremlin, entre l’église de Saint-Basile et la Porte Ibérienne, s’étend la Place rouge, de glorieuse et tragique mémoire. Si je devais citer les lieux du monde où j’ai senti revivre, avec le plus d’intensité, les images et les sentiments du passé, je nommerais la Campagne romaine, l’Acropole d’Athènes, le cimetière d’Eyoub à Stamboul, l’Alhambra de Grenade, la Cité tartare de Pékin, le Hradschin de Prague, — le Kremlin de Moscou. Cet étrange assemblage de palais, de tours, d’églises, de monastères, de chapelles, de casernes, d’arsenaux, de bastions ; cette juxtaposition incohérente d’édifices sacrés et profanes ; cet aspect complexe de forteresse, de sanctuaire, de sérail, de harem, de nécropole, de prison ; ce mélange de civilisation savante et d’archaïsme barbare ; ce contraste violent du matérialisme le plus rude et du spiritualisme le plus exalté, — n’est-ce pas toute l’histoire de la Russie, toute l’épopée du peuple russe, tout le drame intérieur de l’âme russe ?

Au Sud de la Place rouge et dominant la rive de la Moskowa, l’église de Saint-Basile dresse son architecture prodigieuse et paradoxale, son architecture de rêve. Les styles les plus disparates semblât avoir contribué à la construction : style byzantin, style gothique, style lombard, style persan, style russe. Et pourtant, de toutes ces formes élancées, jaillissantes, contournées, polychromes, de toute cette floraison exubérante et chimérique, se dégage une harmonie grandiose.

Cela m’amuse de songer que la Renaissance italienne a été introduite au Kremlin par Sophie Paléologue, nièce du dernier Empereur de Constantinople, qui s’était réfugiée à Rome. En 1472, elle épousa le Tsar de Moscou, Ivan III, que l’histoire