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Deux heures et demie durant, le père et le fils travaillèrent à rétablir la défense rompue. La sueur coulait de leur visage, et montait en vapeur au-dessus de leur dos courbé. Point de trêve et point de paroles. Le vieux s’acharnait à l’ouvrage, plus encore que le jeune, ayant plus perdu que lui dans le malheur commun : toute sa peine et tout son rêve. Et une si forte passion le tenait que, lorsqu’il vit le remblai affleurer, et que l’eau du dehors, maintenue par le barrage, n’eut plus d’ouverture, désormais, pour entrer sur les terres :

— Paulin ! cria-t-il, Paulin ! j’sommos vainqueurs à not’tour !

Le jeune homme se détourna vers ce domaine, en arrière, inondé et pressé sous une telle masse d’eau, qu’un bateau aurait pu y courir à la voile.

— Pas encore, mon père ! Et toute l’eau qui est chez vous !

— Je la renverrai d’où elle est venue !

— Oui, vous commanderez une pompe, à la ville ?

— Peut-être.

— Vous l’aurez dans six mois !

— Dans six mois, mon garçon, à la lisière de ces peupliers-là, nous faucherons tous les deux mon froment !

— Comment ferez-vous, mon pauvre père ?

Albin ne se détourna point, comme son fils, de peur de trop bien voir ce qui restait à faire, mais, descendant à reculons la pente de la digue, vers le tronc du peuplier mort, enfonçant la pelle creuse dans le marais, il jeta, par-dessus la levée maintenant étanche, la première pelletée d’eau et de boue, comme s’il n’avait eu à vider que la coque d’un bateau de pêche. Il avait le visage illuminé, les yeux aussi ardents que dans sa vingtième année.

Paulin le regarda travailler un moment. Puis il enleva son chapeau. Les larmes lui vinrent aux yeux. Le père ne le voyait pas. Alors le jeune fit comme l’ancien ; il s’avança jusqu’auprès de lui, les deux pieds dans le marais, mit sa pelle à côté de l’autre, et dit :

— A votre idée !

— Hardi ! répondit le père.

Et deux lames d’eau, lancées bien ensemble, et traversées par le soleil, passèrent par-dessus la levée de la futaie.


RENE BAZIN.