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déjà qu’elle allait souhaiter cette fin toute proche, et la seule ombre d’un pareil désir lui faisait froid à toute l’âme.

Oui, se disait-elle, pauvre tante Naïs ! Elle n’a pas vécu, et elle avait si peur de la mort ! Dans quel état sera-t-elle, quand elle se rendra compte de ce qui s’est passé ? Car elle s’en rendra compte, puisque le docteur prétend qu’elle peut sortir de cette crise et qu’alors elle retrouvera ses esprits. S’il avait cru à un danger immédiat, il aurait écouté la Sœur et fait appeler un prêtre. Il a eu peur d’une impression trop forte. Il croit donc qu’elle comprend un peu. Il a dit : demain jugera la situation… Demain ?… »

Elle avait répété ces syllabes : « Demain ? » à mi-voix, et ce point d’interrogation se traduisit pour elle en deux images… Demain, la malade, entièrement revenue à elle, sortait de son lit, paralysée de la moitié du corps, avait pronostiqué le médecin, parlant à peine, prononçant mal les mots et les uns pour les autres, puis les jours suivants, marchant mieux, parlant mieux, se reprenant à la vie… Demain, ce pauvre corps était secoué par la convulsion d’une attaque semblable à celle qu’avait décrite la Sœur. Un autre vaisseau se rompait sous ce front d’où la pensée s’en allait tout à fait, le sentiment, le mouvement, la vie… Encore vingt-quatre heures, douze peut-être, une de ces deux images serait une réalité. Si c’était la première, rien de changé dans les conditions où Odette se trouvait prise. Si c’était la seconde ?… Déjà elle n’évitait plus cette hypothèse. La vision se précisait, avec toutes ses conséquences, dont une capitale pour elle. Odette n’avait jamais escompté à date fixe la succession de sa tante ; mais elle n’avait jamais douté, sachant l’orgueil nobiliaire de la vieille fille et son culte pour la lignée des Sailhans, que cette succession ne lui fût assurée. Cette conviction n’avait pas été étrangère à la prodigalité avec laquelle son mari et surtout elle, avaient conduit leur vie mondaine. Et tout d’un coup, une appréhension commençait de s’emparer d’elle, d’abord incertaine et vague, puis brutalement angoissante. Dès le début de son mariage, dix ans auparavant, elle avait dû subir quelques remarques de Mlle de Sailhans sur ses relations trop mêlées, le luxe trop osé de ses toilettes, le train trop fastueux de sa maison, son absence de réserve avec tel ou tel homme. Plus tard, la vente d’une de leurs terres de famille à un marchand de bois avait