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naturelles impitoyables. Il est entré de plain-pied dans l’intelligence des personnages historiques chers à ces régions. La tombe de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, la gloire populaire de Napoléon sur le Rhin, l’héroïsme de Roland et des preux n’ont pas eu de meilleur répondant. Les burgs écroulés lui ont rappelé beaucoup moins les barons pillards et les noires puissances féodales que les chevaliers vengeurs du droit et les princes-évêques administrateurs de fiefs. C’est aux cantons de la vieille Grèce qu’il compare la Rhénanie, et les Burgraves lui paraissent des Hercules et des Thésées exterminateurs de monstres. Virgile chante dans sa mémoire, tandis qu’il remonte le fleuve. Rien du Walhalla dans son œuvre rhénane, rien non plus de la trouble figuration qui peut hanter les cauchemars de l’Elbe ou de l’Oder. A l’encontre de Grimm qui veut introduire par force dans la légende rhénane les héros de l’Edda Scandinave et les divinités barbares du Nord, il y élargit d’instinct la place des héros civilisateurs, depuis les constructeurs romains, les apôtres chrétiens, les grands princes mérovingiens et carlovingiens, les bons chevaliers, jusqu’à Napoléon.

Une bataille s’est livrée sur le Rhin, bataille toute pacifique et dont bien peu ont perçu les échos, entre le lorrain Hugo et le hessois Grimm. Le savant avait pour lui tout l’appareil et tout le prestige de l’érudition allemande, et bien téméraire aurait été l’audacieux qui eût voulu ébranler son imposante construction, élevée à la dignité de temple national. Mais le poète français allait au fond de la vérité rhénane. Son livre à peine paru était traduit et les guides allemands d’aujourd’hui, tel le guide de Hölscher, le citent encore par longs passages.

Il pouvait donc sembler que dans cette lutte inconsciente, qui continue de se poursuivre au champ clos de la Rhénanie entre les constructions de Grimm et les intuitions de Hugo, celui-ci dut triompher, puisqu’il avait pour lui des affinités profondes et un immense génie. C’était ne pas tenir compte des mouvements de races dont les Grimm et les Hugo ne sont que les drapeaux et les guides. Sur le fleuve où viennent toujours se heurter les deux grands antagonismes de l’Europe, un autre prestige, appuyé celui-là sur la victoire des armées prussiennes et allemandes, allait l’emporter pendant toute la fin du XIXe siècle.

Richard Wagner a jeté dans le Rhin l’anneau des Niebelungen,