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Giboyer ! Giboyer n’est plus maintenant le personnage d’une pièce de théâtre, il est devenu un être vivant : il a pris dans nos esprits la puissance de la réalité. Le discuter, n’est pas discuter le talent d’Emile Augier, c’est étudier les passions, les vices et les travers d’un homme qui a vécu et dont nous connaissons la vie. En l’imaginant, Augier a véritablement créé.

Qu’on l’ait dit cent fois, ce n’est pas une raison pour ne pas le répéter encore : Giboyer est le Figaro du XIXe siècle. Consciemment ou non, Augier a été influencé par Beaumarchais. Ce monologue des Effrontés :

Tour à tour courtier d’assurances, sténographe, commis voyageur en librairie, secrétaire d’un député du centre dont je faisais les discours, d’un duc écrivassier dont je bâclais les ouvrages, préparateur ait baccalauréat, rédacteur en chef de la Bamboche, journal hebdomadaire, vivant d’expédients, empruntant l’aumône, laissant une illusion et un préjugé à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l’âge de quarante ans, le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme (Les Effrontés.)

est du même mouvement que celui du Barbier de Séville :

… Fatigué d’écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent… accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieur aux événements, loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, aidant au bon temps, supportant le mauvais, etc.

Giboyer est un déclassé. Fils d’un portier, il possédait l’âme qu’il fallait pour continuer le métier de son père. Il n’avait en lui qu’une faculté exceptionnellement développée, la mémoire, ce qui lui a permis d’être une « bête à concours. » L’instruction qu’il a reçue ne lui a appris que des mots et des dates. Il n’était pas doué d’une force que l’instruction pouvait développer. On a bourré son cerveau de phrases ; on n’a pas fait, on n’a pas pu faire l’éducation de son âme. En lui, il n’y a pas plus le sens de la morale que la force du caractère. A tout prendre, il a quelque raison de se plaindre. Il est une victime. Victime des programmes scolaires dont nous ne sommes pas encore débarrassés et qui continuent à faire des malheureux en voulant faire des bacheliers, et qui jettent dans la mêlée trop de littérateurs, trop d’avocats, trop de bureaucrates même