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de marchands de la Cité, dont la puissance, commencée avec le dernier siècle, dans le grand essor industriel de l’Angleterre, atteint tout son développement vers 1880, avec la seconde génération de l’ère de Victoria. À cette époque, Charles Tennant, potentat des affaires, entre au Parlement, remplaçant sur son siège la famille Tory des Montgomery ; il fait figure dans l’Angleterre libérale de Gladstone. Il se fait construire en Écosse un château de style baronial et commence une galerie de tableaux. Tout le monde connaît à Londres la Tennant Gallery, que l’on pouvait admirer chez le fils de sir Charles, le feu lord Glenconner, dans sa belle maison de Queen Ann’s Gate. C’était le type de ces self-made men, de ces grands capitaines d’affaires, dont la race s’est surtout multipliée en Amérique, d’une vigueur prodigieuse et d’une magnifique verdeur. Un homme de cette espèce n’a besoin de personne : « Il pouvait jouer au golf et au billard tout seul, se promenait tout seul, chassait, péchait tout seul, se suffisait à lui-même, éprouvait du plaisir à se passer du monde. » On juge ce qu’un tel homme devait penser de l’opinion. Il savait que ses pareils sont du bois dont on fait les maîtres, et que tout cède ici-bas à la double puissance de la volonté et de la fortune. Toute sa vie n’était qu’une leçon de succès et d’orgueil. Quant à sa femme, qui avait dû être infiniment jolie, elle n’avait rien du caractère audacieux de son mari : elle semblait toujours douter de sa fortune ; elle en restait intimidée et comme tremblante de se réveiller brusquement au milieu d’un songe. Douce et spirituelle, elle voyait assez peu ses filles ; elle était comme absente de la maison, que Margot et ses sœurs emplissaient de leurs querelles et de leur turbulence. Sur un seul point, Mme Tennant paraissait s’intéresser à la vie morale de ses filles : elle était la confidente de leurs affaires de cœur. Cette personne effacée demeurait romanesque. « Elle avait été très coquette elle-même dans sa jeunesse ; elle raffolait encore des histoires d’amour, et il n’y avait pas moyen de la scandaliser. »

Entre ces deux parents également indifférents, la petite poussa sans aucune direction, en toute liberté, presque toujours à la campagne, comme une baie sauvage, un abricot de plein vent. Elle vécut la bride sur le cou, lisant au hasard, quand elle sut lire, tout ce qui lui tombait sous la main, mais à tout jamais incapable de faire une addition ; en revanche, elle faisait des progrès surprenants dans la danse, et, à l’âge de dix ans, levait les pieds à la hauteur des yeux avec une aisance déroutante. C’est ce que les voisins indignés appelaient ses manières « françaises. » Elle montait aux arbres,