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était complète, exactement le 31 décembre 1891, date à laquelle je devins, au point de vue politique, son collaborateur. Je ne sus pas s’il avait eu des illusions, mais je sais qu’il n’eut jamais besoin des encouragements factices de cette délicieuse chimère qui enchante le présent au détriment de l’avenir. Il aurait pu paraître peu préparé à l’éloquence, si ceux-là avaient raison qui la symbolisent dans le rassemblement rapide des mots, qui croient qu’elle naît seulement du don, qui ne savent pas qu’elle vient aussi du labeur, qu’elle n’est rien si elle n’est pas une collaboration permanente de la sensibilité qui entraîne et de l’esprit qui la réfrène. On peut le dire, c’est du labeur que sortit sa force grandissante. C’est parce qu’il le voulait que, vers la vingt-deuxième année, il triomphait à la Conférence des Avocats, dont il fut secrétaire, — derrière M. Poincaré qui emporta la première place, — à cette Conférence redoutable (et je le dis encore après trente années écoulées, avec le frissonnement de l’émotion) qui est le plus difficile des auditoires. Il paraissait en même temps à la Conférence Mole. C’était solide et fort. Mais combien de jeunes hommes semblaient, sur la voie de la tribune, le devoir devancer ! Et c’est bien là, par son propre exemple, que nous pouvons nous renseigner sur la vertu de la parole publique, sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle peut faire, sur ce qu’elle devient.

On est généralement appelé à admirer, à l’heure de la jeunesse inconsciente, la facilité de l’élocution, son charme, sa flexible et naturelle élégance. Il n’est pas, en réalité, de présent plus funeste. En effet, d’une part, la facilité de l’élocution n’est qu’une aide passagère au début, d’autre part, celui qui en est doté est souvent incité à se croire investi de tous les dons et ne fortifie pas sa culture encore naissante ; enfin, le génie de la parole, s’il est dans l’expression, est surtout dans l’ordonnance, c’est-à-dire, même quand la parole est lyrique et emportée, dans une œuvre de composition et de logique. On devient orateur. C’est un maître immortel qui l’a dit. Le génie de la parole consiste, du sein des méditations solitaires, en enchaînant les considérations et les arguments, en nouant ensemble les anneaux de la pensée sous l’action suprême d’une émotion sainte, à entrevoir l’âme de l’assistance devant laquelle l’homme seul va se lever. Le même phénomène doit se produire dans l’improvisation (à laquelle, à ses débuts, l’orateur est impropre, et pour cause), par l’habitude de la prompte concentration de la pensée