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quelquefois à des résistances d’esprit qu’entamait difficilement le conseil. Mais il ne faudrait pas toujours juger sur l’apparence. L’homme qui dès le début de la vie sait qu’il doit résister aux assauts, lever le front toujours plus haut devant le péril, témoigner par la sérénité de son visage de la sérénité de son âme, s’arme de rudesse pour l’extérieur. Mais, derrière cette armature, et quand elle tombe, passé le seuil de l’intimité, on trouve souvent en lui toutes les (leurs délicates dont un jardin secret peut receler le parfum. Il est peu d’êtres plus affables que M. Millerand, et, pour les amis proches de son cœur, d’un plus tendre attachement. Pas un seul n’a jamais pu douter de sa fidélité, et abattu, vaincu, malade, n’a attendu longtemps dans l’ombre de sa mélancolie le secours puissant et deux de ce professeur de volonté. Au milieu de la vie la plus âpre, dont, seule, une forte emprise sur lui-même lui a permis de concentrer les éléments, il eut toujours le temps de porter aux autres le conseil, la consolation, ce serrement de main silencieux et frémissant qui traduit toute l’émotion du cœur. J’ai sous les yeux une lettre de Jaurès, datée du 24 mars 1895, où il me parle de lui. Il faut dire que j’avais écrit à notre commun ami pour lui faire savoir combien j’étais reconnaissant à M. Millerand de m’avoir, par une mer déchaînée, conduit, malade, en mon lointain pays d’Algérie. « J’ai traduit, me disait-il, à Millerand ce que vous m’avez écrit. Son impénétrable figure a laissé apparaître une grande joie. C’est l’homme complet : il a toutes les délicatesses et toutes les forces. »


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Comment cet homme s’est-il destiné à la vie politique ? Pourquoi a-t-elle exercé sur lui dès sa jeunesse un si puissant attrait ? Quelles qualités l’y prédisposaient ? Pouvait-il prévoir, pouvait-on prévoir pour lui, à l’heure où tant d’illusions accompagnent la vie, la plénitude de son succès ? Et je ne parle pas seulement de sa récente élection. Elle n’est qu’un aboutissant sans avoir été jamais un but. Je parle de cette méthodique et longue ascension qui rappelle, selon l’image connue, la marche robuste et allègre, où il se ménage tout de même, du montagnard vers l’air pur du sommet. Eh bien ! pour ceux encore qui jugent sur l’apparence, je ne crois pas que beaucoup, dès ses débuts, aient pu deviner son avenir. Je l’ai connu quand sa notoriété