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route… et aussi pour que rien ne nous échappe du paysage. Il est étonnant celui-ci, dans le prestigieux raccourci de la verticale.

Au loin Paris, où le relief du Sacré-Cœur s’accuse à peine, se dissout peu à peu dans une brume argentée, comme ferait, dans un verre d’eau, un petit tas de sucre gris. Les voies ferrées, entrecroisées et serrées aux environs immédiats de la ville, font songer, avec la verdure qu’elles ceignent, aux mailles d’un gigantesque panier à salade d’où déborderait de toutes parts une laitue veloutée. Bientôt nous traversons l’Oise, à Bruyères. Elle est là, jetée comme un cimeterre étincelant sur un tapis vert constellé des pompons rouges des toits. Les villages, les fermes, les châteaux font défiler sous nos yeux leurs étranges projections horizontales qui ne nous laissent soupçonner des plans superposés qu’à mesure qu’on s’en éloigne.

Voici Beauvais avec son fouillis moyenâgeux de vieux toits à pignon, avec la nef grise de sa cathédrale, la plus haute de la chrétienté, disent les manuels, et qui pourtant, sous nos regards altiers, ne semble pas dépasser l’humble niveau de la grande place, — grande comme un petit mouchoir de dame, — que la statue de Jeanne Hachette pique d’un trou d’aiguille.

Après les riantes fraîcheurs de l’Ile de France, que mordorent par place les beaux carrés du froment nourricier, voici que nous approchons maintenant du Nord. Les lignes de chemin de fer se sont espacées ; les petits panaches prétentieux que lancent vers nous les locomotives s’y font plus rares. Il ne s’est pas écoulé beaucoup de minutes depuis notre départ du Bourget ; les conversations ont eu à peine le temps de joindre un peu leurs atomes crochus, et voici déjà que nous traversons la Somme. Elle est assez imposante, car nous ne sommes pas très loin de son estuaire, et assez pareille à une longue anguille argentée qui dormirait allongée au soleil, — car il fait soleil maintenant, — sur un lit de sable très deux aux courbes humides de son corps. Voici Abbeville à notre gauche, pareille à un de ces fouillis de petites maisons de bois venues de Nuremberg et que les bazars amoncelaient naguère dans leurs étalages pour allumer aux yeux enfantins toutes les concupiscences de la Noël.

Maintenant que nos sensations commencent à se classer un peu mieux, une chose frappe surtout les non encore initiés parmi nos compagnons de route : c’est d’abord l’immobilité relative des objets et des êtres terrestres. Certes, tout le paysage se déroule très vite sous nous ; mais dans ce paysage même, les objets paraissent parfaitement immobiles les uns par rapport aux autres, comme sont au fond du