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devancier un sentiment voisin de la vénération. Il y aurait une étude à faire sur les rapports de sa morale avec celle de Dostoïewsky, où l’on verrait le rôle essentiel que celui-ci a joué de plus en plus dans l’évolution de la pensée de son cadet. Au lendemain de la mort du romancier, Tolstoï écrivait à Strachov la belle lettre bien connue : « Jamais je n’ai vu cet homme, jamais je n’ai eu de rapports directs avec lui ; mais, maintenant qu’il est mort, je m’aperçois que de tous les hommes il m’était le plus proche, le plus cher et le plus nécessaire. Jamais l’idée ne me viendra d’oser me comparer à lui, jamais ! Tout ce qu’il a fait est de telle sorte que je ne puis que m’en nourrir et l’admirer pieusement. L’art peut m’inspirer de l’envie, l’intelligence aussi ; mais une œuvre toute sortie du cœur ne peut que m’inspirer une profonde joie. » Et près de vingt ans plus tard, dans son livre sur l’art, où il désavouait ses chefs-d’œuvre, l’auteur d’Anna Karénine cite l’Idiot, les Frères Karamazov et surtout les Souvenirs de la maison des morts comme les véritables modèles de la littérature chrétienne.

Et pourtant les deux hommes ne se sont jamais vus, n’ont jamais fait le moindre effort pour devenir amis. Peut-être sentaient-ils qu’ils n’avaient rien à se dire et qu’en se rencontrant, ils n’auraient pu éviter de se heurter mutuellement. Il y avait d’abord entre eux une sourde hostilité d’artistes : leurs deux tempéraments étaient trop différents. En dépit de ce qu’on vient de lire, j’en crois très bien Gorki, lorsqu’il nous dit que Tolstoï ne pouvait souffrir Dostoïewsky[1]. Tolstoï, en art, est un classique, un grand peintre de l’humanité moyenne. Son naturalisme répugne à l’inquiétant, au surhumain, à l’anormal. Il ne croit pas plus au monstre qu’au héros. C’est là au contraire le domaine propre de Dostoïewsky : tous ses personnages sont des déséquilibrés ; même les gens de bon sens déraillent. Tout tournoie dès le début dans un tourbillon de catastrophe. Il choisit de parti pris les sujets les plus fous, les crises les plus tragiques, comme étant les plus propres à révéler le fond des âmes et les abîmes de la vie. « Ce qu’on traite de fantastique et d’exceptionnel, écrit-il, forme pour moi quelquefois l’essentiel de la réalité. » En résumé, ce qu’il y a d’exagéré et de maladif dans l’art de Dostoïewsky ne pouvait manquer de heurter

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1920.