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affichait pour les choses russes, exaspéraient Dostoïewsky. Le Russe cosmopolite lui faisait l’effet d’un renégat. Enfin, quand Tourguénef devint le chef des Zapadniki ou des « Occidentaux, » Dostoïewsky prit l’offensive : dans son roman des Possédés, qui est un long pamphlet contre les libéraux, il a fait, sous le nom de l’ « illustre Karmasinov, » un portrait satirique d’une bouffonnerie cruelle, où il ridiculise impitoyablement la morgue, la suffisance, l’adoration de soi et la lâcheté de ce Trissotin russe.

Cette odieuse caricature, d’une verve et d’une haine féroces, exige un mot d’explication. Depuis sa « conversion, » c’est-à-dire depuis le jour où il avait compris, au bagne, le cœur de la Russie, Dostoïewsky n’attendait plus rien qui vaille de l’Europe. Il s’était assommé à Genève et à Dresde. L’Europe lui semblait un cimetière, un musée de bibelots, bon à voir en touriste, comme les ruines de Pompeï ; mais tout cela était désormais du passé, et ne pouvait rien apprendre à cette Russie toute jeune et immense d’avenir. Certes, Dostoïewsky avait le cœur trop grand pour ne pas chérir l’Europe. Walter Scott et Dickens, Gœthe et Schiller, Balzac et Victor Hugo (il avait débuté par traduire Eugénie Grandet, et l’Homme qui rit, est bien autant que Don Quichotte le modèle de l’Idiot), — tous ces grands écrivains demeurèrent toujours ses frères, sa vraie famille intellectuelle. Et quelle flamme encore dans ses paroles sur George Sand ! Mais toutes ces voix ne lui rappelaient que sa jeunesse : elles étaient incapables de lui montrer l’avenir. Une grande désillusion lui était venue enfin de la guerre franco-allemande ; Sedan et la Commune le firent désespérer de la civilisation.


Une nation de l’Europe, la plus civilisée et la plus savante, a profité d’une occasion pour fondre sur une voisine, civilisée et savante aussi, mais moins favorisée par les circonstances du moment. Elle l’a mordue comme une bête sauvage, l’a saignée à blanc en lui prenant des milliards et lui a arraché une côte en lui ôtant deux de ses plus chères provinces…[1] »


A partir de ce moment, il n’y eut plus pour Dostoïewsky rien à espérer d’une Europe qui donnait de tels exemples de brigandage et d’immoralité. Ce fut à ses yeux la déchéance de la culture occidentale. On ne peut exagérer, dans la pensée de

  1. Journal d’un écrivain, traduction Dienstock, Paris, Fasquelle, 1904, p. 428.