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Dostoïewsky a laissé plus d’une trace dans ses portraits de femmes. Aglaé, Lise, Grouchenka, toutes ces héroïnes capricieuses et incohérentes, séduisantes et insupportables, lunatiques et agaçantes, sont les sœurs de Pauline. Ce sont les reflets de nacre de l’astre cornu et changeant qui dansent et se jouent sur le miroir agité de l’âme du poète. Cette froide, coquette et malheureuse Pauline, folle de tête et de corps, demeura, pour celui qu’elle avait fait souffrir, la forme de l’Eternel Féminin.

Le troisième « roman » de Dostoïewsky n’est qu’une amitié littéraire qui n’alla pas jusqu’à l’amour, bien qu’il y ait eu projet de mariage. La jeune femme, sœur de la célèbre Sophie Kowalewsky, épousa un de nos communards, mais demeura fort liée avec le romancier. Mlle Dostoïewsky pense que cette belle anarchiste est le modèle de Catherine, la fiancée de Dimitri, dans les Frères Karamazov. Elle lui reconnaît le caractère lithuanien.

Mais j’ai hâte d’en venir à ce qui fait pour nous, avec le chapitre des femmes, l’intérêt principal de la vie de Dostoïewsky, je veux dire ses rapports avec ses grands contemporains. Ces rapports tiennent en peu de mots. Le romancier toute sa vie demeura assez isolé. Il n’existe guère en Russie de milieu littéraire. Beaucoup d’écrivains prirent le parti de vivre à l’étranger ; Dostoïewsky lui-même, de trente à cinquante ans, fut presque toujours loin de son pays. Mais cela n’explique pas tout : on est étonné, par exemple, de ne pas trouver dans la Correspondance une seule lettre à Tourguénef ou au comte Tolstoï.

La vérité est que Tourguénef et Dostoïewsky ne s’aimaient pas. Est-il vrai que le premier se serait permis à l’égard de son jeune camarade une impertinence de mauvais goût ? Prit-il réellement ombrage des Pauvres gens, le premier succès de Dostoïewsky ? Il n’a pas ménagé du moins son admiration à la Maison des morts, dont certains chapitres lui faisaient dire : « C’est du Dante ! » Dostoïewsky lui-même s’est toujours exprimé publiquement avec déférence sur le compte du grand écrivain de Pères et enfants. Mais il est clair que l’homme lui était antipathique. Il l’appelait un « fanfaron, » ce qui veut dire un « poseur. » Il ne pouvait souffrir sa manie d’aristocratie, sa perpétuelle affectation. Les élégances du « vieux beau, » de l’habitué de Tortoni, le monocle du boulevardier, le ridicule du Scythe devenu le caniche de Mme Viardot, et le ton de pitié qu’il