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tout cela est fonction de sa maladie. Presque tout ce qu’on regarde chez lui comme « russe » est en réalité « morbide. » Rien ne serait donc plus précieux qu’une histoire de cette maladie, et elle serait facile à faire en se servant pour cela des œuvres de Dostoïewsky : nombreux sont les endroits (nous le savons par ses aveux) qui ont toute la valeur de l’autobiographie. Mais cette biographie clinique n’est pas même esquissée par Mlle Dostoïewsky. On approuvera ce respect filial, mais le sujet reste entier pour un médecin lettré tel que le Dr Pierre Janet. On espère qu’il tentera l’auteur des Médications psychologiques[1].

La partie la plus neuve du livre de Mlle Dostoïewsky traite de la famille de son père et de sa vie sentimentale ; souvenons-nous seulement que l’auteur n’a rien su que par ouï-dire et que, comme fille d’un second mariage, elle peut, à son insu, n’être pas toujours équitable envers le passé. Ce passé de Dostoïewsky nous est fort mal connu. Ses romans toutefois laissent soupçonner plus d’un secret. Rappelez-vous par exemple, dans les Frères Karamazov, le livre des « Sensuels, » les discours cyniques du vieux Fédor, ce jouisseur à la fois subtil et crapuleux, libidineux et raffiné ; rappelez-vous qu’Ivan, des trois fils de Fédor, est celui qui « ressemble le plus à son père, » et qu’Ivan est le portrait de Dostoïewsky à vingt-cinq ans. Voyez encore, dans le Crime, la silhouette équivoque du libertin Svidrigaïloff qui, pour se distraire d’une passion, se paie une petite « fiancée » de quatorze ans. On a peine à croire que l’auteur de ces types singuliers n’y ait pas mis du sien, et qu’il ait, comme l’écrit sa fille, vécu jusqu’à trente ans passés sans connaître la femme. C’est plus qu’on ne peut présumer du tempérament lithuanien.

Oui, on se figure volontiers que c’est avant le procès de 1849 et avant la « conversion, » dans cette partie obscure de la vie de Dostoïewsky, que durent se placer la plupart des expériences dont nous trouvons plus tard la trace dans son œuvre. Mais Mlle Dostoïewsky assure qu’il n’en est rien et que la crise sensuelle a suivi au contraire la grande épreuve de Sibérie. C’est aux environs de la quarantaine que le grand romancier aurait eu sa « jeunesse. » Du moins le biographe nous donne-t-il sur cette « jeunesse » quelques renseignements précieux, et les trois femmes qui occupèrent, avant le second mariage, le cœur

  1. On trouvera quelques indications dans la brochure du Dr Segaloff, Die Krankheit Dostojeuoskys, in-8o, Munich, 1907.