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l’abolition du servage vint changer tout cela. La petite noblesse eut surtout à souffrir, car pour donner des terres aux serfs émancipés, on tailla largement dans ses domaines, tandis que les biens des magnats et des seigneurs ecclésiastiques étaient laissés presque intacts. La gentry, en échange, reçut bien des indemnités, mais en une monnaie de papier rapidement discréditée. Alors, on vit maints petits nobles, dépossédés d’une partie de leurs terres, et fort embarrassés pour cultiver le reste, maintenant qu’il fallait payer les gens, affluer à Budapest et rechercher, dans l’Administration, des fonctions presque oisives, qui pouvaient leur donner encore l’illusion de commander. Qu’arriva-t-il de leurs domaines ? Les Juifs de maison étaient là ! Et justement, comme par un décret de la volonté divine, la même révolution qui abolissait le servage, leur accordait le droit, qu’ils n’avaient pas encore, de posséder la terre. Ils se jetèrent avec avidité sur ces propriétés, qu’ils avaient si longtemps parcourues de leurs longs pieds, sans pouvoir les acquérir.

Parfois, le gentilhomme ne pouvait accepter l’idée de se défaire d’un bien dont il portait le nom. Pour continuer à le faire valoir, il commençait par y enfouir ce qui lui restait de fortune, puis il empruntait à son Juif, et celui-ci, un beau jour, l’expulsait de la maison. D’autres fois, le Hazjido affermait le domaine pour neuf ans, et, pendant ces neuf années, il soumettait la terre à une exploitation intensive, une exploitation de brigandage, suivant l’expression consacrée. Après quoi, la terre épuisée, le cheptel en mauvais état, au renouvellement du bail il demandait qu’on diminuât son fermage pour une terre qui ne rapportait plus ce qu’elle rapportait autrefois. Le hobereau, alors, se trouvait fort embarrassé. Que faire ? Abandonner la ville et cet agréable bureau, dans un ministère quelconque, où, pendant huit heures du jour, il se polissait les ongles, fumait des cigarettes égyptiennes, et parlait de politique tout en daubant sur les Juifs ? Renoncer à ces promenades, à midi et à cinq heures, sur le bord du Danube, entre une double haie d’oisifs assis sous de maigres acacias ; dire adieu au café, au club, à tous les plaisirs de cette ville, où il passait si agréablement l’existence, en attendant de se marier avec quelque riche bourgeoise, voire une juive convertie ? Remettre le domaine en état ? Mais il eût fallu de l’argent, et notre homme n’a pas le sou, ou bien, pour faire figure, il a besoin du peu qui lui reste. Une seule