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que les livres exercent toujours sur une cervelle de vingt ans, (surtout lorsqu’on se trouve, comme c’était mon cas, dans une assez grande solitude), et m’apprenait sans discours la suprême puissance de l’expérience et du fait. Pendant quatre ans, j’ai senti ce visage, tantôt grave, tantôt ironique, considérer ce petit Français perdu dans l’Europe Centrale, écrivant ou lisant à sa table de sapin verni. Pendant quatre ans, cette figure immobile a fait autour de mes pensées le manège d’un chien de berger, les tenant bien groupées, et les empêchant de divaguer au hasard. Et quand, après tant et tant de journées passées en sa compagnie, je quittai Budapest et cette chambre, où rien n’avait changé depuis mon arrivée, mon dernier regard fut pour ce portrait de Bismarck qui m’y avait accueilli, — un regard certes peu amical, mais, ma foi, reconnaissant.


Quand je songe à ce long séjour que je fis alors à Budapest, je me dis, non sans mélancolie, que pour un garçon un peu vif, il y a des aventures autrement romanesques que d’expliquer, en pédagogue, une fable de La Fontaine, une tragédie de Racine ou bien le Neveu de Rameau ! Mais cela aussi, à tout prendre, tient assez du roman comique de gagner sa subsistance à vouloir persuader des esprits étrangers que ce qu’on aime est aimable. Don Quichotte, célébrant les mérites de sa Dulcinée, ne devait guère sembler, j’imagine, beaucoup plus extravagant à Sancho, que je ne devais le paraître à mes étudiants hongrois, quand je déballais devant eux ma pacotille intellectuelle ; et je me suis dit bien souvent qu’ils devaient penser, en secret, que seule ma vanité de Français me faisait découvrir, dans des textes admirables, ce que je prétendais y trouver. Que de fois, avec nostalgie, je rêvais, en leur parlant, à cette Europe cultivée qui, au XVIIIe siècle, avait fait du français son parler naturel, et à ces aristocrates qui, dans leurs châteaux perdus, prenaient à lire nos encyclopédistes, ou bien nos grands classiques, le même plaisir que nous-mêmes ! Mais voilà ! ils n’avaient pas attendu d’être presque des hommes pour s’initier à notre langue ; dès leur enfance, elle avait résonné autour d’eux ; et aucun docteur en Sorbonne ne saurait remplacer un vieux soldat, épave de la guerre de Sept Ans, qui, après mille avatars, disant adieu pour toujours à sa Bourgogne ou à sa Normandie, avait échoué, un beau matin, en qualité de précepteur, dans quelque maison