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Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer s’étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des musiciens et des « gens qui écrivent. » — Ces échantillons épars de l’humanité n’avaient jamais essayé de s’amalgamer avec la société. En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes d’estime ; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans ses jours de prospérité, avait fondé un « salon littéraire ; » mais il s’était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le fréquenter.

D’autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance, on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti, William Winter le critique dramatique, l’acteur anglais George Rignold, des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes. Elles étaient d’espèce particulière, difficiles à classer ; on ne connaissait pas l’arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l’entourage des Archer ; et Mrs Archer s’évertuait toujours à expliquer à ses enfants combien la société était plus agréable à l’époque où elle comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene Halleck et l’auteur de The Culprit Fay. Les plus célèbres auteurs de cette génération avaient été des « gentlemen. » Peut-être les inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d’aussi honnêtes gens ; mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier d’après le critérium du vieux New-York.

— Quand j’étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions tous les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens qu’on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture : rien n’était plus facile que de situer quelqu’un. Maintenant, on ne sait plus, — et on aime autant ne pas savoir.

Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux ; mais elle n’ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau ; et la musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à l’époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait en audace, aurait pu essayer de combler le fossé ; mais ses salons somptueux, ses laquais en