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conçoit aussi avec clairvoyance et saura protéger son cœur. Dans leur suprême entrevue, elle lui dit avant de le congédier : « Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher ; il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirai toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperai pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurai d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant, mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrai m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrai-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ?… » Elle est d’un temps où l’on raisonne jusqu’à ses passions, et ce n’est pas le XVIe siècle dont elle porte l’empreinte. A l’abri d’une maison religieuse, sera-t-elle à l’abri des entreprises de M. de Nemours ? Celui-ci se retire : est-ce pour revenir ? Ou bien, las et blessé, va-t-il abandonner définitivement un amour tout ensemble comblé et irréalisé ?

Comme on le voit, M. de Nemours est le contraire d’un amoureux transi. Il prépare la voie au Valmont des Liaisons dangereuses, au Julien Sorel de Le Rouge et le Noir. Calculer n’empêche pas d’aimer. Cependant le calcul enlève à l’amour on ne sait quel charme de jeunesse, de grâce, d’aisance, de libre épanouissement. Il n’y a pas beaucoup de jeunesse chez Nemours, sauf, peut-être, quand il emporte le portrait ou quand il pleure dans l’allée des saules, et il apparaît nettement, à la fin du livre, que les traits empruntés à Brantôme sont juxtaposés, ne sont pas dans la vérité du personnage. Où donc se montre-t-il enjoué ? Où fait-il preuve d’une faiblesse qui le prive de résister aux avances de ses maîtresses ? Rarement type de séducteur fut plus subtilement analysé. Mais comme toutes ses roueries et ses subterfuges, et son art d’avancer son siège servent à mettre en relief la beauté, la noblesse, la tendre faiblesse bientôt secourue par la raison, la clairvoyance, l’intacte pureté morale de la figure principale, de la princesse de Clèves ! L’intime honnêteté n’empêche pas toujours d’aimer. Elle ajoute à l’amour on ne sait quel rayonnement, on ne sait quelle lumière heureuse